Mort de Napoléon, huile sur toile de Charles de Steuben. exposée en 1829. Pour réaliser son tableau représentant la mort de Napoléon, Charles de Steuben a fait poser les protagonistes dans son atelier, dont le Suisse Jean-Abram Noverraz, assis, tout à droite. (wikipedia)
A Paris comme à Marseille, le personnel de maison helvétique est très prisé au XIXe siècle. Le travail est dur, mais les conditions de vie meilleures que dans la campagne suisse. Une émigration qu’incarne le valet de pied de Napoléon, Jean-Abram Noverraz.
Le 5 mai 1821, il y a bientôt deux cents ans, Napoléon Bonaparte rend son dernier soupir dans sa maison-prison de Longwood, à Sainte-Hélène. A son chevet depuis des semaines de maladie, son fidèle valet de pied, le vaudois Jean-Abram Noverraz.
Le lendemain du décès, le gouverneur anglais Hudson Lowe, dont les relations avec Napoléon étaient exécrables, fait défiler devant la dépouille de l’ex-Empereur les habitants de la petite île, pour qu’il n’y ait aucun doute sur son décès.
L’historien Thierry Lentz raconte la scène dans son dernier ouvrage, Bonaparte n’est plus!: «Ali, Noverraz, Pierron et Marchand (les domestiques) entourant le lit, Bertrand et Montholon (les généraux) se positionnant en peu en avant, les militaires et marins britanniques, leurs familles et la population de l’île vinrent rendre un dernier hommage au prisonnier de l’Europe, procession qui dura deux jours et se fit en silence.»
Valet, courrier, huissier…
Sur le travail de Noverraz, au service de Napoléon depuis 1809, on en sait ce que raconte son journal du Retour des Cendres de Napoléon (1840) qui fut publié dans la fameuse Revue des Deux Mondes. Son activité est très variée, puisqu'il est tour à tour valet de pied (domestique travaillant dans une grande maison), courrier, huissier, chasseur et même garde du corps: pendant le voyage vers l’île d’Elbe, il joue du sabre pour défendre son maître.
Un bon siècle plus tard, l’écrivain français Albéric Cahuet, grand admirateur de Napoléon, qui a rencontré l’arrière-petit-neveu de Noverraz, décrira le quotidien du valet à Sainte-Hélène dans un récit à la fois fictif et documenté. Le lever de l’Empereur? «Napoléon se dresse coiffé d’un madras rouge bariolé. Il prend aussitôt son bain après lequel il se fait donner de rudes frictions à l’eau de Cologne ou à l’eau de lavande. 'Allons, fort comme sur un âne!', commande-t-il au solide Noverraz qu’il gratifie ensuite, en plaisantant, d’une bonne tape sur les oreilles.»
Puis Napoléon «se rase à côté de la cheminée (…) Marchand lui présente le savon et le rasoir ; devant lui, un second valet de chambre, Saint-Denis ou Noverraz, tient une glace du nécessaire.»
Noverraz, de retour en Suisse et devenu notable, fructifiera la légende de Bonaparte en léguant notamment des reliques impériales au canton de Vaud.
Des milliers de domestiques suisses à Paris
Diversité de la fonction de domestique. Absence de traces écrites laissées par ces employés de maison, même les plus renommés. L’histoire de ces milliers de Suisses et surtout Suissesses partis en France exercer la profession de domestique est difficile à faire.
La réalité n’en est pas moins impressionnante. Les recensements à Paris montrent qu’à la toute fin du XIXe siècle, plus de 1200 Suisses opèrent dans le seul 8e arrondissement, près de Champs-Elysées, environ 500 dans le 9e, etc. Dans les quartiers bourgeois de Paris qui emploient le plus de domestiques, les Suisses arrivent juste derrière les Allemands, note l’historienne Anne Rothenbühler dans son ouvrage «Le baluchon et le jupon».
A Marseille, à l’époque de Jean-Abram Noverraz, entre 300 et 400 Suisses servent dans les maisons bourgeoises et sur les bateaux des grandes compagnies. «Une grande quantité de domestiques des deux sexes viennent ordinairement de Suisse, rapporte alors l’économiste Alban de Villeneuve-Bargemon. Ils ont une telle réputation d'exactitude et de probité que la plupart des maisons de Marseille les envoient chercher dans leur pays et s'engagent à payer leur retour en cas d'insupport», ajoute le vicomte, cité par l’historienne Renée Lopez-Théry.
1 franc par jour
Ponctualité, probité. Parmi les atouts qui font le succès des Suisses, il faut sans doute ajouter la connaissance de la langue allemande, prisée à l’époque outre-Jura. Anne Rothenbühler ajoute à cela «une formation poussée dans le pays de départ, grâce aux école ménagères». Mais aussi «un substrat mental qui fait des Suissesses des domestiques plus enclines à l’obéissance et à la loyauté.»
Bref, les Suissesses ne font pas trop d’histoires. Même si elles sont mal payées. Nourrie et logée, une lingère de Marseille touche 1 franc français par jour dans les années 1890, note Renée Lopez-Théry. Alors qu’une ouvrière de la même époque gagne environ 2,50 francs par jour. Un maître d’hôtel, bien plus haut dans la hiérarchie domestique, empoche environ 90 francs par mois.
La Croix de Genève, hebdomadaire publié à Paris dans ces mêmes années, fourmille de petites annonces recherchant la perle rare. «Une famille bourgeoise demande une jeune fille suisse, ne sachant pas le français pour soigner un bébé de 18 mois et aider dans le ménage – 25 à 30 francs par mois – Voyage payé.» Autrement dit, germanophone sans venir d’Allemagne, l’ennemi grandissant au 19e siècle. Mais surtout pas bilingue! Une technique assez mesquine pour isoler la pauvre fille, déjà bien perdue dans le grand Paris, estime Anne Rothenbühler.
Dans le journal des Suisses de Paris de 1912, deux Suissesses de la capitale française invitent leurs compatriotes émigrés à consommer suisse.Bulletin bi-mensuel des sociétés*, 12 janvier 1912.
(notreHistoire.ch)
Des conditions de vie meilleures
Dans sa thèse, l’historienne résume la longue journée de cette femme de chambre, venue le plus souvent de Suisse romande, de Genève en particulier. «Elle commence vers 6h, première levée, pour raviver les braises du fourneau et rallumer le feu. Pendant que la maison sommeille encore, la bonne essaie de prendre un peu d’avance et commence une lessive.»
Il faudra bien vider les cendres et monter le charbon une douzaine de fois par jour. Après le «dîner» servi à midi, la bonne mange en faisant la vaisselle, «sur un coin de table, un dîner qu’on n’a pas le temps de réchauffer». La journée s’achèvera vers 22h, «si Madame ne reçoit pas».
Le travail est dur, mais les conditions de vie – eau courante, éclairage au gaz – meilleures que dans la campagne helvétique. C’est vrai jusqu’au début du XXe siècle. Ensuite, la Suisse rattrape et dépasse la France en termes économiques et l’exode ralentit fortement. A Marseille, le nombre de Suisses travaillant dans le «service à la personne», comme on dit aujourd’hui, passe de 472 en 1876 à 175 en 1931.
Et en Suisse… A l'époque industrielle, le service domestique devint un métier essentiellement féminin (à 91,5% selon le recensement fédéral de 1888). Certes, les filles des classes populaires campagnardes et surtout urbaines aimaient mieux être ouvrières en fabrique que domestiques; en effet, la servante exerçait un métier peu respecté dans les milieux ouvriers, elle était souvent mal payée et traitée sans ménagements. Néanmoins, tout ménage bourgeois se devait d'en avoir une, comme marque à la fois de richesse et de prestige.
Mathieu van Berchem