Traitement à rallonge, factures salées… Les dérives sont légion dans ce secteur très lucratif. Sans que cela émeuve grand monde... Il est très facile de faire avaler n’importe quoi aux assurances-maladie.
L’alignement des dents chez les moins de 16 ans. Quelle chance pour les orthodontistes ! Ces dentistes ultraspécialisés, qui passent leurs journées à poser des bagues, des fils de fer et des appareils pour redresser les quenottes des enfants, peuvent profiter à l’aise de leur business en or. Non seulement l’inquiétude croissante des parents pour leur progéniture ne cesse de faire grossir leur marché, plus de 1,5 million de patients âgés de moins de 16 ans ont été pris en charge en 2018 mais les soins s’étalent sur une longue période, en général deux ou trois ans, facturés forfaitairement par semestre. Et, cerise sur le dentier, l’assurance-maladie ne contrôle rien !
Ce sont surtout les organismes complémentaires et les assurés qui paient. Les experts du fil de fer, qui encaissent plus de 1 milliard de francs par an, ont, en outre, la chance d’être peu nombreux : la Suisse a délivré seulement 128 brevets fédéral de médecins dentiste en 2018.
Pas étonnant que certains se laissent aller à quelques dérives. La plus flagrante concerne, bien sûr, les tarifs. D’après l’assurance-maladie, le montant global des honoraires s’est envolé de 42% entre 2014 et 2018, alors que le nombre de patients ne progressait que de 25%. Résultat, le prix moyen d’un semestre d’orthodontie, s’élève à plus de 650 francs en moyenne. C’est cher payé quand on sait que la mise en bouche du dispositif ne prend guère plus d’une demi-heure, et que le patient vient ensuite une fois tous les deux mois pendant au maximum dix minutes, le temps de resserrer les fils si besoin est.
D’autant que les remboursements ne suivent pas. Une famille bénéficiant d’un contrat individuel récupère seulement 400 francs en moyenne par semestre, 600 si elle a la chance d’être sous contrat collectif avec son employeur. Nombre de foyers déboursent donc chaque année plusieurs centaines de francs rien que pour ce poste. Consciente du problème, l’assurance-maladie a proposé en 2010 un plafonnement des honoraires. Mais le gouvernement n’a pas jugé bon de retenir la proposition.
Moyennant quoi les professionnels qui ont fait il est vrai dix ans d’études, contre six seulement pour les dentistes classiques sont les rois de l’émail : la moitié d’entre eux touchent plus de 100.000 francs d’honoraires par an, deux fois plus que les omnipraticiens ! Les 10% les mieux payés empochent même chaque année plus de 250.000 million de francs. Une fois déduits les 60% de charges, il leur reste plus de 9.000 francs dans la poche à la fin du mois, près de 400 francs par jour travaillé !
Pour obtenir de telles rémunérations, les orthodontistes font parfois durer les traitements plus que nécessaire. «Il n’est pas rare que les soins s’étalent sur trois ans, alors qu’on pourrait souvent se limiter à deux ou deux et demi», assure un organisme complémentaire. Dans une étude publiée en 2004, l’assurance-maladie parlait bien de trois ans de traitement en moyenne. D’après cette même étude, près d’un traitement sur trois (31,7%) laisserait même à désirer.
Il faut dire que le système incite à la dépense. Les assureurs remboursent sans barguigner jusqu’à six semestres de soins dits «actifs», c’est-à-dire avec appareil, à chaque enfant de moins de 16 ans qui en fait la demande. Du coup, certains professionnels font en six semestres ce qu’ils pourraient finir en quatre ! Une société, qui cherche à réduire la facture santé des assurés pour le compte de plusieurs complémentaires, a d’ailleurs décidé de contrôler systématiquement la pertinence des soins au-delà de deux ans. L’assurance-maladie n’est pas non plus dupe. En 2011, elle a tenté d’adapter la durée de remboursement à la gravité des problèmes, comme c’est le cas en Allemagne et au Danemark. Mais la profession est parvenue à la faire reculer.
Ce n’est pas tout. Pour gonfler davantage encore leurs revenus, certains praticiens installent jusqu’à quatre ou cinq fauteuils dans leur cabinet et embauchent des assistants pour les seconder. «En théorie, nous n’avons pas le droit de travailler en bouche, mais dans les faits nous y sommes bien obligés», assure l’une de ces petites mains.
Reste un sujet encore plus tabou : certains orthodontistes utilisent des bagues et des «brackets» (les attaches dans lesquelles sont glissés les fils de fers)… recyclés. D’après les représentants de la profession, le phénomène serait, là aussi, très marginal. Mais un fabricant de matériel médical, qui préfère rester anonyme, est formel : «Entre 20 et 25% des pros y ont recours.» Certes, cette pratique n’a rien d’illégal, car la réglementation européenne reste très floue en la matière. Mais ces dispositifs métalliques collés sur les dents sont en principe destinés à un usage unique.
En outre, tous sont censés disposer d’un marquage CE. Or ce n’est pas toujours le cas. Naturellement, les patients ne sont jamais informés de la supercherie, et ils paient le même prix que pour du neuf. Enfin le résultat laisse parfois à désirer. «Compte tenu de la petitesse des produits et de la technologie utilisée, c’est physiquement impossible d’avoir la même efficacité qu’avec des produits neufs», note un fabricant. Bah ! Que les familles se rassurent : pour compenser, on peut toujours allonger les traitements, puisque les complémentaires remboursent.
Sandrine Trouvelot