François-Marie Arouet dit Voltaire (1724 ou 1725)
d'après Nicolas de Largillierre
exposé au château de Versailles
«Ceux qui peuvent vous faire croire à des absurdités peuvent vous faire commettre des atrocités»: telle est la formule qu’un lecteur du Temps a utilisée le lundi 23 novembre dernier pour exprimer sa solidarité avec le peuple parisien. D’autres citations de Voltaire – puisqu’il s’agit de lui – circulent sur le net, dans les journaux et jusque dans les propos de politiciens avisés: «Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire» est assurément la plus célèbre.
Las! Aucun de ces aphorismes n’est de Voltaire. Le premier est un hoax assez récent qui semble faire, depuis une dizaine d’années, le bonheur des internautes. Le second est plus ancien: on le doit à une romancière anglaise du début du vingtième siècle, S. G. Tallentyre, de son vrai nom Evelyn Beatrice Hall. La liste serait longue encore des «petites phrases» faussement attribuées à l’ermite de Ferney.
Qu’on se rassure: se tromper sur l’attribution d’une citation n’est, en soi, pas bien grave. Plus intéressante, en revanche, est la profusion de ces extraits, de ces phrases, de ces sentences faussement attribués à Voltaire: c’est dire, pour paraphraser Racine, que le mal, chez l’auteur de Candide, «vient de plus loin». La question est de savoir d’où.
Chose étonnante: il semblerait qu’il vienne d’abord… de Voltaire lui-même! Jeux sur sa date de naissance (est-il né en février ou en novembre 1694?), sur son nom (que signifie exactement Voltaire?), sur l’identité de son père et sur la paternité de telle ou telle de ses œuvres: la vie de Voltaire, pourtant bien documentée, est un véritable labyrinthe. D’aucuns s’y sont perdus, tel Jean Orieux qui n’hésite pas, dans une biographie parue il y a une quarantaine d’années, à cautionner toutes sortes de légendes sur la mort de l’écrivain.
Il semble de fait que nous ayons réellement perdu le contact avec Voltaire. C’est dès la fin de la Seconde Guerre mondiale (à l’époque où le général de Gaulle songeait à recréer, autour d’une figure marquante de la littérature française, un semblant d’unité nationale) que s’est élaborée du vieillard de Ferney une représentation erronée, faite de légendes, d’approximations et de on-dit: quoi d’étonnant qu’on lui attribue aujourd’hui des propos ou des pensées éloignés de son œuvre ou qu’on tente d’exploiter, à des fins idéologiques ou partisanes, ce qui n’est plus, pour nous, qu’un fantôme? Deux ouvrages, parus ces jours derniers, cultivent ainsi, si l’on peut dire, la veine ouverte par les événements récents: «Voltaire ou le jihad», de Jean-Paul Brighelli et, plus contestable encore, «Voltaire et Charlie» de Benoît Garnot.
Or c’est précisément au moment où nous vivons de ces légendes que Voltaire est appelé, par les uns et les autres, à participer aux débats, voire aux élans qui se dégagent de l’actualité: appel à la tolérance universelle, lectures particulières de l’Histoire, positionnements politiques et religieux, etc. Cette quasi omniprésence de Voltaire comme figure de proue des Lumières pourrait se révéler trompeuse: ne serions-nous pas le jouet d’une forme d’illusion collective qui tendrait à faire du siècle des Lumières le point de départ chronologiquement et idéologiquement parlant de notre contemporanéité? S’est-on jamais interrogé sur la constitution progressive, et imperceptible, de ce prisme déformant qui nous empêche, à bien des égards, de réellement comprendre ce qu’était le dix-huitième siècle? N’a-t-on pas oublié, en fin de compte, que le contexte d’Ancien régime dans lequel évoluait Voltaire demeure très éloigné, la plupart du temps, de nos réalités actuelles?
La plupart du temps, mais pas toujours. Sa description de la Saint-Barthélemy, dans le deuxième chant de la Henriade, mérite d’être intégralement citée. Elle sera, comme bien l’on pense, le mot de la fin.
«Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,
Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris,
Le fils assassiné sur le corps de son père,
Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,
Les époux expirants, sous leurs toits embrasés,
Les enfants au berceau sur la pierre écrasés:
Des fureurs des humains c’est ce qu’on doit attendre.
Mais ce que l’avenir aura peine à comprendre,
Ce que vous-même encore à peine vous croirez,
Ces monstres furieux de carnage altérés,
Excités par la voix des prêtres sanguinaires,
Invoquaient le Seigneur en égorgeant leurs frères,
Et le bras tout souillé du sang des innocents,
Osaient offrir à Dieu ce sacrilège encens.»
François Jacob