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jeudi 4 juillet 2024

« Mon documentaire est une lettre d’amour au désert blanc »

 

Oscarisé pour « La Marche de l’empereur » en 2006, le réalisateur Luc Jacquet est retourné en Antarctique pour filmer
 « Voyage au pôle Sud ». Un périple d’une éblouissante beauté

En 1991, Luc Jacquet, ornithologue de formation, partait pour sa première mission en Antarctique, où il est retourné maintes fois au milieu de ce qu'il appelle « l'espace d'une vie ». Devenu célèbre avec La Marche de l'empereur, oscar du meilleur film documentaire en 2006, il est revenu à 56 ans là où tout a commencé pour lui. L'occasion dans Voyage au pôle Sud, à la fois élégie d'un continent et confession intime, d'avouer son addiction irrationnelle à l'Antarctique.

Un continent magnétique sur lequel l'explorateur et médecin Jean-Louis Étienne écrit : « Ce lieu a la force d'attraction des choses inaccessibles qui appellent l'homme à s'engager avec passion. […] Dans cet univers sans repère, sans odeur, sans couleur autre que le bleu et le blanc, sans bruit autre que celui du vent, dans ce monde d'une infinie pauvreté sensorielle, l'homme n'a pas d'autre issue que d'apprendre à s'apprivoiser lui-même. »



Ainsi, de la Patagonie, à la pointe des Andes, jusqu'à la Terre de Feu, le cap Horn et la banquise, on suit le périple de Luc Jacquet, voyageur tranquille, fasciné par des paysages grandioses filmés au moyen de drones dans un noir et blanc très contrasté. En voix off, il exprime en mots et en images ses souvenirs, ses réflexions, ses émotions au vol d'un goéland, à la marche d'un manchot empereur, au ballet des pingouins dans les eaux, à la majesté d'une baleine.

De quoi être saisi par tant de beauté. Cette belle séance hypnotique, parfois un peu bavarde, dure une heure vingt-deux minutes.

Luc Jacquet, réalisateur de Voyage au pôle Sud


Le Point : Voyage au pôle Sud est autant un documentaire sur l'Antarctique qu'un journal intime en voix off. Pourquoi avez-vous choisi cette formule hybride ?

Luc Jacquet : Je pense que le cinéma est d'abord un point de vue et j'ai voulu l'assumer jusqu'au bout, sans me cacher derrière une forme neutre que peut prendre le documentaire. J'ai vraiment assumé cette personnalisation, mais c'est toujours en essayant de tendre vers l'universel.

Comment expliquez-vous cette fascination pour le grand désert blanc ?

C'est inexplicable, irrationnel. Depuis l'époque de Magellan et des premiers baleiniers, tous les grands explorateurs ont écrit des mots sublimes sur leur addiction à l'Antarctique, notamment le Français Charcot et le Chilien Francisco Coloane. Quand l'explorateur irlandais Ernest Shackleton recrute ses collaborateurs, il annonce la couleur : « Hommes requis pour voyage périlleux, bas salaires, froid intense, longs mois de ténèbres. Danger constant, retour douteux. Honneur et célébrité en cas de succès. »

Extraits de Voyage au pôle Sud, nouveau documentaire de Luc Jacquet sur l'Antarctique
© Luc Jacquet/ Memento films


Vous avez fait de nombreux voyages là-bas. Pourquoi y retourner ?

Justement, mon film est une manière d'y répondre de façon poétique et métaphorique. Il est une lettre d'amour au désert blanc, mais les mots sont toujours insuffisants pour décrire cette expérience dans laquelle j'essaie de restituer les vibrations du continent magnétique. C'est comme un rite initiatique qui se répète et nous transporte dans un état particulier, l'état polaire.

Borges compare la pampa à un vertige horizontal. Est-ce la même sensation en Antarctique ?

Je dirais que c'est même démultiplié dans le sens où, dans la pampa, vous avez encore une sensation de vie. Je suis très sensible au vide de la pampa et au ciel qui la couvre. Mais, dans l'Antarctique, c'est un autre vertige, il n'y a plus rien. Il suffit de prendre le bac pour passer le détroit de Magellan, tout est intact. C'est le silence, le blanc, le bleu dans lequel l'homme perd pied, se dissout. Et c'est fascinant.

Après La Marche de l'empereur(2005), qui a récolté un oscar, puis Empereur (2017), que vouliez-vous dire ou montrer de plus ?

Dès l'âge de 24 ans, j'ai fait pas mal de voyages en Antarctique et, chose troublante, il est devenu l'espace d'une vie. Depuis toutes ces années, j'ai appris à observer et à filmer ces pingouins et ces manchots empereurs qui suscitent chez moi beaucoup d'émotions. Je suis retourné en Antarctique avec la volonté de trouver une voix originale, la mienne, pour raconter la nature. On a en face de soi un décor immuable, mais les sensations sont toujours différentes. On voit les choses autrement.

C'est une réserve naturelle dont il faut protéger la biodiversité et restreindre drastiquement le tourisme. Depuis le traité de Madrid (1991) qui définit les principes fondamentaux relatifs à la protection de son environnement, l'Antarctique, désigné « comme une réserve naturelle consacrée à la paix et à la science », jouit d'un statut politique très intéressant. C'est le seul endroit sur la planète qui n'a pas été colonisé par l'homme. Mais les nations qui ne sont pas signataires du traité essaient de torpiller cet accord parce qu'il y a des enjeux commerciaux, notamment de pêche ou autres. Regardez ce qui se passe au Groenland : la fonte des glaces révèle sa croûte terrestre solide, qui est convoitée par tout le monde. C'est la ruée vers l'or et les gemmes.

Pendant votre long voyage, on découvre en Patagonie, du côté de Torres del Paine, une forêt complètement brûlée avec des arbres que l'on dirait sculptés par les flammes. La faute à l'homme ?

Oui, un accident. Dix mille hectares partis en fumée par la faute d'un homme qui avait mis le feu à du papier hygiénique. Une métaphore pour dire les ravages de l'être humain. C'est une catastrophe, mais, si on raisonne dans le temps, la nature reprendra toujours le dessus. Ce sera long, mais cette forêt repoussera. Cela explique notre relation monstrueuse au carbone et la qualité éphémère de la vie humaine par rapport à la constance des arbres. C'est triste et, en même temps, ces arbres calcinés ont une valeur symbolique. Ils me rappellent les œuvres du Brésilien Frans Krajcberg (1921-2017), dont la vie fut placée sous le signe du feu, de la guerre, de la perdition. Militant de la cause environnementale, il créait ses sculptures en bois brûlé dans son atelier de Montparnasse.

Quoi qu'il arrive, pensez-vous que la vie sur Terre ne s'éteindra jamais ?

Oui. Je crois qu'il y a un malentendu autour né de l'écologie, dans les années 1970 : on maltraite aujourd'hui les petits oiseaux, les fleurs, mais ils survivront très bien sans nous. Quand l'espèce humaine, qui est un épiphénomène de l'évolution, sera passée, la vie continuera sur Terre, quelle que soit la forme qu'elle prendra. Ce n'est pas plus grave que cela.

Pourtant, certaines espèces animales, comme les manchots empereurs que l'on voit dans votre documentaire, sont menacées ? Il faut bien les protéger, non ?

Bien sûr. Elles sont menacées par la fonte de la glace de mer. Récemment, on a appris qu'une colonie de manchots empereurs a vu tous ses poussins disparaître pendant l'hiver austral. Une hécatombe. Il faut savoir que cette espèce a besoin d'une glace de mer solide pendant neuf mois pour se reproduire, alors que celle-ci est en train de rétrécir comme peau de chagrin du fait de l'augmentation des températures. Un ami chercheur a écrit un article annonçant que, d'ici 50 ans, cette espèce est probablement appelée à disparaître.

Vous considérez-vous comme un aventurier ?

Pas du tout. Un vagabond, peut-être, quelqu'un qui a des dispositions génétiques pour aller voir ailleurs et qui sait où il va.

À la fin de ce Voyage au pôle Sud, on vous voit seul, infiniment petit sur la banquise. À quoi pensez-vous à ce moment-là ?

Je pense que cela fait un bien fou de retrouver sa juste mesure, d'être modeste face à cette immensité qui nous dépasse. Il suffit d'un rien, d'un faux pas, pour disparaître dans une crevasse. Il faut mesurer que votre existence ne tient qu'à un fil. Aujourd'hui, certains veulent nous faire croire que l'exode spatial est un nouvel eldorado. Mais il suffit d'aller en Antarctique, de vivre dans les conditions extrêmes du désert absolu pour se rendre compte que ce n'est vraiment pas la solution. D'autant plus que sur Mars ou sur la Lune, personne n'aura de contact avec l'atmosphère.

Luc Jacquet, réalisateur de Voyage au pôle Sud, en salle le 20 décembre 2023. 
© SARAH DEL BEN


Jean-Luc Wachthausen