En visibilisant les centaines de millions de travailleurs ultra-précaires qui permettent aux IA de tourner, le documentaire « Les sacrifiés de l’IA », qui a été diffusé le mardi 11 février sur France 2, suggère qu’un futur boosté aux IA est insoutenable socialement.
« L’IA va-t-elle mettre fin au travail ? », se demande Usbek & Rica dans le nouvel épisode de son podcast Prophétie. L’occasion de revenir sur la promesse d’un futur oisif que font miroiter les grands pontes de la tech, Elon Musk et Sam Altman en tête.
Pourtant, ce dernier, en tant que papa de ChatGPT, est bien placé pour savoir que l’IA crée quantité d’emplois. Des jobs dont on ne parle jamais, et qui sont pourtant indispensables pour faire tourner le milliard de requêtes journalières faites à son IA générative, tandis que le boss d’OpenAi fantasme un futur où ce sont les machines qui feront le sale boulot à notre place. Des jobs mis en lumière dans le documentaire « Les sacrifiés de l’IA », diffusé mardi 11 février sur France 2. Un film conçu par un collectif éditorial mêlant les concepteurs de la chaîne YouTube #Datagueule et le sociologue du numérique Antonio Casilli, et dont la production est garantie sans l’aide de la moindre intelligence artificielle.
Un engagement qui peut sonner un peu réac’ à l’heure où la France annonce des investissements massifs dans le déploiement de l’intelligence artificielle et appelle à s’approprier des outils dits révolutionnaires. Mais les producteurs du film s’en moquent : ils ont bien l’intention de jouer les trouble-fête à l’heure où ces nouveaux outils sont plus encensés que jamais. Le but étant de forcer à ouvrir les yeux sur les coulisses de la tech, et à prendre en compte cet angle mort de l’IA : l’intelligence de nos chatbots n’a rien d’artificielle. Elle n’est pas uniquement le fruit du travail d’ingénieurs grassement payés et à la peau tannée par le soleil de Californie. Elle est aussi – et peut-être surtout- faite « de chair et de sueur », celles des plusieurs centaines de millions de travailleurs issus de pays où la réglementation du travail et les protections sociales sont chimériques. Et dont une étude de Google publiée en 2022 estime qu’ils pourraient bientôt dépasser le milliard…
Détoxifier les données
Qu’il s’agisse de Google, Meta, Amazon, OpenAI, Mistral ou désormais DeepSeek, l’ambition est la même. Il s’agit de mijoter des algorithmes apportant les réponses les plus pertinentes et précises, et ce le plus vite possible. Un enjeu qui repose notamment sur la quantité de données moulinant dans ces algorithmes.
Or, ces données ont besoin d’un regard humain avant d’être jetées en pâtures aux machines. Classifier des images pour distinguer un pingouin de l’océan, délimiter une trentaine de boîtes de conserves empilées sur un étal de supermarché, annoter les thématiques présentes dans une phrase… Les fonctionnalités des IA sont prémâchées par des « travailleurs du clic » employés par les grandes entreprises de la tech ou par des sous-traitants difficile à tracer, de manière à être rendues « intelligibles » par la machine. Des tâches dont la caméra ne perd par une miette pour rendre compte de leur caractère fastidieux et répétitif.
En revanche, seuls les mots suffisent quand il s’agit de témoigner du « nettoyage » de ces jeux de données. Glanées pour la plupart sur le Web et le Dark Web, une grande partie de ces data doivent être écartées de celles qui nourrissent les réponses de nos IA, pour éviter que celles-ci ne développent des comportements humains toxiques. Ainsi des menaces de meurtres, de viols, de tortures et autres abus d’enfants qui pullulent sur Internet, et qu’il est de la responsabilité de milliers de travailleurs d’identifier et de filtrer, moyennant des syndromes de stress post-traumatique dont ils peinent à se défaire, même des années après avoir décidé de mettre un terme à leur contrat pour préserver leur santé mentale.
« L’arnaque du siècle »
Ces contrats, beaucoup de travailleurs n’ont pas le luxe de les refuser. Réfugiés ukrainiens, étudiants indiens, mamans solo kényanes, prisonniers dans les prisons finlandaises… Les travailleurs qui nettoient nos IA sont souvent des personnes en situation ultra-précaire, vivant dans des pays en développement où l’économie va mal et les salaires sont bas, où les institutions sont faibles et peu protectrices. Les conditions parfaites pour permettre aux employeurs d’esquiver toutes les contraintes liées à la réglementation du travail et à la protection sociale. Payés à la tâche, ces data workers travaillent pour beaucoup depuis chez eux, sans collègues, managers, ni suivi psychologique, et sont maintenus à l’état de survie avec des salaires gravitant entre 2 et 9 dollars par jour. Ils se retrouvent par ailleurs étranglés par des clauses de confidentialité destinées à les empêcher de nuire à l’image de leurs employeurs.
Une image à laquelle ces mêmes entreprises consacrent une part conséquente de leurs profits faramineux. OpenAI a ainsi investi 1,76 million de dollars dans des activités de lobbying en 2024, alimentant la croyance selon laquelle l’IA n’est qu’une affaire d’argent et d’informatique, et pas un enjeu social ni environnemental. « L’arnaque du siècle », d’après la formule d’Henri Poulain, réalisateur du documentaire. Une arnaque qui tient seulement parce que ces travailleurs ne représentent « que » 4,4 % à 12,5 % de la main-d’œuvre mondiale, selon les estimations du World Bank Group. Mais cette bulle sociale est prête à exploser, à mesure que les usages de l’IA se multiplient et que la quantité de travailleurs des données continue d’augmenter. Un glaçant appel du pied aux invités du Sommet pour l’action sur l’IA qui réunit jusqu’au 11 février les dirigeants d’une centaine de pays et de chefs d’entreprises clés du secteur à Paris.
Mathilde Simon