Chez nous, on arrête bien les gangsters russes et les cinéastes polonais. Alors pourquoi pas les présidents américains? Cela a failli se faire, et c’est un vieux sens de l’hospitalité qui se meurt sous nos yeux: mêmes les pédophiles et les fraudeurs fiscaux ne sont plus aussi bienvenus qu’avant…
La preuve est désormais faite: la Suisse n’est plus un pays sûr. Les évènements l’ont encore cruellement montré ces derniers jours. Là-bas, on a vu les Tunisiens, on a vu les Egyptiens, dans la rue, serrer les rangs contre l’arbitraire, l’incurie, la dictature, l’arrogance, la police et la corruption — on en oublie sûrement, l’hydre a tant de têtes. Bref, on a vu les droits de l’homme en marche dans la poussière, les cris, le sang aussi, parfois. Des droits incarnés dans des personnes réelles et en lutte, au quotidien, dans leur chair.
Et puis l’on a vu ici une sorte de bureaucratie droit-de-l’hommiste mondialisée et altermondialisée, transformer le territoire confédéral en véritable coupe-gorge. Ou plutôt coupe-george. Bush donc, oui ce Bush qui a piétiné sans peur mais non sans quelques reproches l’Afghanistan, l’Irak et dans la foulée, sans doute, si on l’avait laissé faire, l’Iran, ce Bush-là, ce Doubleiou-ci, a reculé devant Genève. Il ne viendra pas, devant le risque juridiquement pas si irréel d’une spectaculaire arrestation au pied du jet d’eau.
Le centre pour les droits constitutionnels à New York, son équivalent européen à Berlin, la Fédération des ligues des droits de l’homme à Paris: ce beau monde a menacé, une plainte était prête à être déposée devant le parquet genevois. Et puis il y a aussi ceux qui ont pris leur belle plume droite et immaculée: Amnesty, l’Organisation mondiale contre la torture, Human Rights Watch, et même l’Einstein à bretelles et souliers à clous de l’UDC jurassienne, Dominique Baettig, pour sommer la Suisse et sa présidente Calmy-Rey d’empêcher cette forfaiture absolue, ce crime majeur: Bush à Genève.
Et ça a marché, là où les armes de destruction massive du cher Saddam avaient piteusement échoué: cette fois tonton George a bel et bien eu les chocottes. Ils étaient tellement sûrs de leur coup, nos fonctionnaires de la bonne gouvernance, qu’ils trouvaient incroyable que Bush, que cet ancien président des Etats-Unis ait pensé pouvoir, comme ça, simplement et sans dommage, mais avec un culot monstre, fouler la terre pure et sacrée d’Helvétie, lui l’ignoble Américain inculte, l’indigne ivrogne texan. De quoi s’étrangler, vraiment. «Je suis surpris que George Bush ait même envisagé la possibilité de se rendre dans un pays qui a ratifié la Convention contre la torture et qui prend ses responsabilités au sérieux», a ainsi confessé Reed Brody, de Human Right Watch, dans des propos rapportés par Le Temps.
C’est sûr, ici, en Suisse nous prenons toujours nos responsabilités au sérieux. Dans un passé récent, n’avons-nous, sans mollir des biceps ni du genou, arrêté un gangster russe — Mikhaïlov — un tireur de grosses ficelles de même nationalité — Borodine — puis, pour varier les plaisirs, un cinéaste polonais amateur de chair trop fraîche. Alors pourquoi pas l’ancien président de la plus grande démocratie du monde?
Ah, ça aurait eu de la gueule, cette arrestation, mieux encore que Pinochet à Londres: la détestation mécanique de ce personnage-là, de ce Bush, de W le voyou, est aujourd’hui sans doute la haine la mieux partagée du monde. Ah combien l’image de la Suisse tant écornée en aurait soudain pris de belles et bonnes couleurs arc-en–ciel. D’un peuple de banquiers sans scrupules et de ventres pleins islamophobes, nous serions passés au rang de héros de l’humanité militante.
Evidemment, il y aurait bien eu quelques grincheux pour trouver qu’il y avait peut-être d’autres urgences que traquer un retraité texan, que des potentats aux mains sales, il en circule probablement, incognito, chaque jour en Suisse et pas seulement dans les couloirs de l’ONU. Que les tyranneaux genre Ben Ali ou Moubarak dont nous fêtons ou espérons la chute, ne sont que des premiers communiants comparés à ce Saddam qu’il aurait pourtant fallu laisser en place.
Il n’en reste pas moins que la Confédération n’est plus cette douce terre d’asile qu’on venait jadis apprécier de très loin. La liste des non-grata ne fait d’ailleurs que s’allonger, jour après jour. Dernières victimes en date: les fraudeurs fiscaux et les délinquants sexuels auxquels on veut chercher encore davantage de poux on n’ose dire dans la tonsure.
Ainsi, par Simonetta Sommaruga, le Conseil fédéral entend durcir la loi contre les pédophiles, et dans le même temps, par Eveline Widmer Schlumpf, assouplir le secret bancaire. Ce qui laisserait supposer qu’on ait fait longtemps le contraire dans la bonne vieille Suisse accueillante et tolérante d’autrefois.
Nicolas Martin