Le lundi 11 avril, Yukio Edano, le secrétaire général du gouvernement japonais, défendait la réponse donnée par son gouvernement au désastre nucléaire de Fukushima, insistant sur le fait que cette centrale était « toute proportion gardée, dans une situation stable ». En quelque sorte, cela correspond à la description officielle des 11.500 tonnes d’eau déversée intentionnellement dans l’océan au large de Fukushima comme étant « faiblement radioactive » ou « légèrement radioactive ».
Elle n’est que « légèrement » radioactive en comparaison à l’eau encore plus radioactive qui est stockée à sa place dans la centrale. Voici la traduction en termes éloquents : ils peuvent toujours nous faire prendre des vessies pour des lanternes – et le gouvernement japonais n’a pas été beaucoup plus enclin que TEPCO (la ‘Tokyo Electric Power Company’), qui gère ce complexe nucléaire, à faire preuve de transparence lorsqu’il s’agit de Fukushima.
Mardi 12, le gouvernement [japonais] a finalement relevé le niveau d’alerte sur l’échelle des accidents nucléaires, de 5 à 7 – « un accident majeur » - la catégorie la plus élevée possible, utilisée une seule fois auparavant pour le désastre de Tchernobyl en 1986 (qui a eu pour conséquence de rendre inhabitable environ 39 kilomètres carrés en Ukraine). Bien que les officiels du gouvernement se soient précipités pour minimiser la comparaison avec Tchernobyl, un officiel de TEPCO a offert un commentaire de circonstance : « notre inquiétude est que la quantité de fuites [radioactives] finisse par atteindre celle de Tchernobyl, voire la dépasser ».
En fait, sur notre planète sonnée par les coups répétés, nous n’avons rien vu autre que ce qui est en cours à Fukushima – pas un, mais quatre réacteurs adjacents, dont trois d’entre eux semblent avoir subi des fusions partielles, et plusieurs piscines de rétention pour le combustible « usé » (ce qui, en terme de radioactivité, n’est pas usé du tout) dans divers états de détresse.
En attendant, le discours sur les semaines qui seront nécessaires pour reprendre le contrôle de la situation s’est estompé pour laisser la place à une suggestion selon laquelle il faudrait des mois périlleux, voire des années ou des décennies – et même un siècle – pour tout nettoyer et réparer. On spécule sur le fait qu’une partie d’au moins un réacteur a déjà « fui de son conteneur métallique pressurisé vers le fond de sa structure de confinement » - et toutes les actions pour reprendre plus ou moins le contrôle de l’installation ne semblent que créer, ou menacer de créer, d’autres problèmes imprévus (comme cette eau « légèrement radioactive »).
Pendant ce temps, au milieu des puissantes répliques, depuis le séisme du 11 mars (avec possiblement d’autres secousses à venir pendant des années), le gouvernement japonais a élargi lentement la « zone d’évacuation » de 20 kilomètres autour de la centrale (récemment décrite par un visiteur comme une étrange « zone de mort… faisant penser à un épisode de Twilight Zone de Rod Sterling mélangé avec Le Jour d’Après – une vision apocalyptique de la vie à l’ère nucléaire »).
La semaine dernière, le gouvernement japonais a commencé à conseiller aux femmes enceintes et aux enfants de rester en dehors de certaines zone au-delà de 30 kilomètres de la centrale. Ce n’est pas surprenant si l’on considère que dans un petit nombre de sols testés au-delà de cette zone de 30 kilomètres – dont un cas à 40 kilomètres de Fukushima – le césium-137 (dont l’isotope a une demi-vie de 30 ans) a été trouvé à des niveaux excédant ceux qui, à Tchernobyl, ont obligé les habitants à partir. Une grande partie des centaines de milliers de Japonais qui vivaient autrefois dans ces zones (et si les choses empirent, au-delà de ces zones) pourraient ne jamais retourner chez eux.
Quoi qu’il arrive à Fukushima, pourrait-il y avoir une mise en garde plus saisissante que nous, les humains, avons été trop loin et que notre planète a une façon bien à elle de nous punir pour une telle démesure ? Et il faut garder à l’esprit que les Japonais ne sont pas vraiment seuls dans ce cas. Après tout, aux Etats-Unis du moins, au moins cinq réacteurs sont situés sur des « zones sismiques sujettes aux tremblements de terre », selon un rapport récent qui ne parle même pas du réacteur nucléaire Indian Point, construit sur une faille sismique à seulement 50 kilomètres du centre de New York, la ville où je réside.
Peut-être, ainsi que Michael Klare le suggère dans l’article qui suit, est-il temps de reconsidérer notre façon de traiter notre planète Terre – avant qu’il ne soit trop tard.
Tom Engelhardt
cofondateur de l’American Empire Project, dirige TomDispatch.com. Il est l’auteur de nombreux essais
Dans son ouvrage paru en 2010, Eaarth: Making a Life on a Tough New Planet, le spécialiste et militant de l’environnement, Bill McKibben, parle d’une planète si dévastée par le réchauffement global que l’on ne peut plus la reconnaître comme la Terre que nous habitions autrefois. C’est une planète, prédit-il, « balayée par les vents, mitraillée par les tempêtes et grillée par la chaleur, avec des pôles qui fondent, des forêts qui se meurent et des mers tourmentées et corrosives ». Altérée comme elle l’est par le monde dans lequel la civilisation humaine est née et s’est développée, elle a besoin d’un nouveau nom – il lui a ajouté un « a » pour faire « Eaarth » [Earth = Terre / « Eaarth » = « Teerre »].
La « Teerre » que décrit McKibben est une victime, une accidentée de la consommation irréfrénée de ses ressources par l’espèce humaine et ses émissions insouciantes de gaz à effet de serre qui altèrent le climat. Vrai, cette « Teerre » provoquera beaucoup de souffrance aux humains, alors que le niveau des océans montera et que les surfaces cultivables se rétréciront, mais, ainsi qu’il en fait la description, elle est essentiellement une victime de la rapacité de l’homme.
Avec tout le respect que je dois à la vision de McKibben, permettez-moi de vous offrir une autre perspective sur cette (notre) « Teerre » : plutôt qu’une simple victime, elle une actrice puissante qui exerce son propre droit et qui se venge.
Il ne suffit pas de penser à la « Teerre » comme d’un dommage collatéral impuissant des prédations de l’humanité. Elle est également un système organique complexe doté de nombreuses défenses puissantes contre toute intervention étrangère – des défenses qu’elle exerce en produisant des effets dévastateurs pour les sociétés humaines. Et, gardez ceci à l’esprit : nous ne sommes qu’au début du processus !
Toutefois, afin de bien saisir la situation actuelle, il est nécessaire de faire la distinction entre les bouleversements planétaires qui se produisent naturellement et les réponses de la planète à l’intervention humaine. Ces deux aspects nécessitent de voir les choses avec un œil neuf. Commençons donc avec ce que la Terre a toujours été capable de faire, avant de nous tourner vers les réponses de la « Teerre » vengeresse.
Nous nous surestimons
Notre planète est un système naturel complexe et, à l’instar de tout système de ce type, elle est en constante évolution. C’est ainsi – tandis que les continents dérivent, que les chaînes de montagnes s’élèvent ou s’érodent, que les modèles climatiques changent – des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, des tsunamis, des typhons, des sécheresses prolongées et autres perturbations se produisent, même si c’est sur une base irrégulière et imprévisible.
Nos prédécesseurs sur la planète étaient profondément conscients de cette réalité. Après tout, les civilisations antiques étaient régulièrement ébranlées et, dans certains cas, anéanties par de tels bouleversements. Par exemple, l’on pense généralement que la civilisation antique Minoenne de la Méditerranée orientale a été anéantie à la suite de la puissante éruption volcanique sur l’île de Théra (appelée également Santorin) au milieu du deuxième millénaire avant notre ère.
Les preuves archéologiques laissent penser que beaucoup d’autres civilisations antiques ont été affaiblies ou détruites par une intense activité sismique. Dans Apocalypse: Earthquakes, Archaeology, and the Wrath of God [Apocalyse : Séismes, Archéologie et la Colère de Dieu], le géophysicien de Stanford, Amos Nur, et son co-auteur Dawn Burgess argumentent que Troy, Mycènes, la Jéricho antique, Tenochtitlan et l’empire Hittite ont pu tomber de cette manière.
Confrontées à des menaces récurrentes de tremblements de terre et d’éruptions volcaniques, beaucoup de religions antiques ont personnifié les forces de la nature en dieux et déesses et conviaient à des rituels humains élaborés et des offrandes sacrificielles pour apaiser ces puissantes divinités. On pensait que le dieu de la mer de la Grèce antique, Poséidon (Neptune pour les Romains), appelé également le « secoueur de la terre », déclenchait les tremblements de terre lorsqu’on le provoquait ou qu’il était en colère.
A une époque plus récente, les penseurs ont eu tendance à se moquer de ces notions primitives et des gestes qui les accompagnaient, suggérant à la place que la science et la technologie – les fruits de la civilisation – offrent plus d’aide que nécessaire pour nous permettre de triompher des forces destructrices de la Terre. Ce changement dans la conscience a été documenté de façon impressionnante dans le volume de 2007 de Clive Ponting, A New Green History of the World.
Citant des penseurs influents de l’époque post-médiévale, Clive Ponting montre comment les Européens acquirent une puissante conviction que l’humanité devait et pouvait diriger la nature, pas l’inverse. Le mathématicien français du 17ème siècle René Descartes, par exemple, écrivit sur l’utilisation de la science et du savoir humain afin que nous puissions… « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » [Discours de la Méthode].
Il est possible que ce sens croissant du contrôle humain sur la nature ait été favorisé au cours de quelques siècles, où le nombre de bouleversements naturels menaçant la civilisation ait été moindre. Au cours de ces siècles, l’Europe moderne et l’Amérique du Nord, les deux centres de la révolution industrielle, n’ont connu rien de comparable à l’éruption de Théra à l’époque minoenne – ou, d’ailleurs, rien de semblable à cette double poisse : le séisme d’amplitude 9 et le tsunami de 15 mètres de haut qui ont frappé le Japon le 11 mars dernier.
Cette relative immunité par rapport à de tels périls était le contexte dans lequel nous avons créé une civilisation hautement complexe et technologiquement sophistiquée, qui considère comme normale la suprématie de l’homme sur la nature sur une planète qui semble passive.
Mais cette supposition est-elle exacte ? Les évènements récents, qui vont des inondations qui ont recouvert 20% du Pakistan et de larges pans de l’Australie aux feux causés par la sécheresse qui ont brûlé de vastes régions de la Russie, suggèrent autrement. Ces dernières années, la planète a été frappée par une série de perturbations naturelles majeures, incluant le récent désastre au Japon (séisme, tsunami et nombreuses répliques d’envergure), le tremblement de terre en Haïti en janvier 2010, le séisme chilien de février 2010, le séisme de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en février 2011, celui de Myanmar en mars 2011 et le séisme suivi d’un tsunami dévastateur dans l’Océan Indien en 2004 qui à fait plus de 230.000 victimes dans 14 pays, ainsi qu’une série de tremblements de terre, de tsunamis et d’éruptions volcaniques en Indonésie et dans ses environs.
Au moins, ces évènements nous rappellent que la Terre est un système naturel en évolution constante ; que ces dernières centaines d’années ne sont pas nécessairement annonciatrices des prochains siècles ; et qu’il est possible, en particulier au cours du siècle écoulé, que nous nous soyons laissé aller à un sentiment de confiance excessive immérité à propos de notre planète. Qui plus est, ces événements suggèrent que nous puissions – et j’insiste sur « nous puissions » - retourner à une époque dans laquelle la fréquence de l’incidence de tels évènements est en augmentation.
Dans ce contexte, la folie et la démesure avec lesquelles nous avons traité les forces naturelles retiennent fortement l’attention. Voyez ce qui se passe au complexe nucléaire de Fukushima Daiichi, dans le nord du Japon, où au moins quatre réacteurs nucléaires et leurs piscines de confinement adjacentes pour le combustible « usé » restent dangereusement incontrôlés.
Les concepteurs et les propriétaires de cette centrale n’ont évidemment pas provoqué le tremblement de terre et le tsunami qui ont créé le péril actuel. Ce fut le résultat de l’évolution naturelle de la planète – dans ce cas précis, le mouvement soudain des plaques continentales. Mais ils portent la responsabilité de ne pas avoir anticipé le potentiel d’une catastrophe – en construisant ces réacteurs sur le site de fréquents tsunamis par le passé et en supposant que la plate-forme de béton de fabrication humaine pouvait résister au pire de ce que la nature a à offrir.
Beaucoup à été dit sur les défauts de conception dans la centrale de Fukushima et ses systèmes de surveillance inadéquats. Il ne fait aucun doute que tout ceci est vital, mais la cause ultime de ce désastre n’a jamais été un simple défaut de conception. C’était la prétention démesurée : la surestimation du pouvoir de l’ingénuité humaine et une sous-estimation de la puissance de la nature.
Quels sont les futurs désastres qui nous attendent en conséquence d’une telle démesure ? A ce stade, personne ne peut le dire avec certitude, mais l’installation de Fukushima n’est pas le seul réacteur construit près de zones sismiques ou à risque vis-à-vis d’autres perturbations naturelles. Et ne vous arrêtez pas aux centrales nucléaires !
Prenez en compte, par exemple, toutes ces plates-formes pétrolières dans le Golfe du Mexique qui sont soumises au risque d’ouragans de plus en plus violents ou, si les cyclones augment en fréquence et en intensité, celles en eaux profondes que le Brésil prévoit de construire à 290 km de ses côtes, dans l’Océan Atlantique. Et avec les récents événements au Japon à l’esprit, qui sait quels dommages pourraient être infligés par un séisme majeur en Californie ? Après tout, la Californie a aussi des centrales nucléaires situées de façon menaçante près de failles sismiques.
Sous-estimer la « Teerre »
Une telle démesure n’est cependant que l’une des façons avec lesquelles nous invitons la colère de la planète. Beaucoup plus dangereux et provocant est notre empoisonnement de l’atmosphère avec les résidus de notre consommation de ressources naturelles, en particulier les carburants fossiles. Selon le ministère de l’énergie américain, les émissions totales de carbone dues à toutes les formes d’énergie avaient déjà atteint les 21,2 milliards de tonnes dès 1990 et l’on prévoit qu’elles croissent dangereusement pour atteindre 42,4 milliards de tonnes d’ici à 2035, une augmentation de 100% en moins d’un demi-siècle.
Plus nous déversons de dioxyde de carbone et autres gaz à effet de serre dans l’atmosphère, plus nous altérons les systèmes climatiques naturels de la planète et détériorons les autres atouts écologiques vitaux, y compris les océans, les forêts et les glaciers. Tous sont les composants du caractère intégral de la planète et, détériorés ainsi, ils déclencheront des mécanismes défensif en réaction : montée des températures, modification des modèles pluvieux et hausse du niveau de la mer, parmi d’autres réactions.
La notion de la Terre en tant que système naturel complexe avec des réactions multiples a été proposée pour la première fois par le scientifique de l’environnement James Lovelock, dans les années 60, notion qu’il a avancée dans son livre, Gaia: A New Look at Life on Earth (1979). (Lovelock s’est approprié le nom de la déesse antique Gaïa, la personnification de la Terre Nourricière, pour sa version de notre planète.)
Dans cet ouvrage et les autres qui ont suivi, Lovelock et ses collaborateurs soutiennent que tous les organismes biologiques et leurs milieux inorganiques sur la planète sont étroitement intégrés pour former un système complexe et auto-régulé, maintenant les conditions nécessaires à la vie – un concept qu’ils ont appelé « l’Hypothèse Gaïa ». Lorsque n’importe quelle partie de ce système est endommagé ou altéré, soutiennent-ils, les autres parties répondent en essayant de réparer ou de compenser les dommages afin de restaurer l’équilibre essentiel.
Pensons à nos propres corps, lorsqu’ils sont attaqués par des microorganismes virulents: notre température monte; nous produisons plus de globules blancs et autres fluides, nous dormons plus et déployons divers systèmes de défense. Lorsqu’elles y parviennent, nos défenses immunitaires neutralisent d’abord les bactéries invasives. Ce n’est pas un processus conscient, mais un processus naturel d’importance vitale.
La « Teerre » répond désormais aux déprédations de l’humanité de façon similaire : en élevant la température de l’atmosphère, en prenant le carbone contenu dans l’air pour le déposer dans les océans, en accroissant la pluviosité dans certains endroits et en la réduisant dans d’autres, et, à certains égards, en compensant l’injection massive des émissions humaines nocives dans l’atmosphère.
Mais ce que la « Teerre » accomplit pour se protéger de l’intervention humaine a peu de chances de s’avérer bénéfique pour les sociétés humaines. Au fur et à mesure que la planète se réchauffe et que les glaciers fondent, le niveau des océans montera, inondant les régions côtières, détruisant des villes et noyant les terres cultivables qui se trouvent à basse altitude. La sécheresse deviendra endémique dans beaucoup de zones agricoles autrefois productives, réduisant les réserves alimentaires pour des centaines de millions de personnes.
De nombreuses espèces végétales et animales qui sont essentielles aux moyens de subsistance de l’être humain, des cultures vivrières et des poissons, s’avèreront incapables de s’ajuster à ces changements climatiques et cesseront donc d’exister. Les humains pourraient – et, une fois encore, j’insiste sur « pourraient » - se révéler être mieux capables de s’adapter à cette crise du réchauffement planétaire que de telles espèces, mais, dans le processus, des multitudes mourront probablement de faim, de maladies et de la guerre.
McKibben a raison : nous ne vivons plus sur une planète « douillette à notre service » connue autrefois sous le nom de Terre. Nous habitons un nouvel espace, qui a déjà spectaculairement changé par l’intervention de l’homme. Mais nous n’agissons pas sur une entité passive et impuissante, incapable de se défendre contre la transgression humaine. C’est triste à dire, mais nous apprendrons à notre grande consternation les pouvoirs immenses dont est capable la « Teerre », la vengeresse.
Michael T. Klare
professeur, spécialiste des études sur la paix et la sécurité mondiale, au Hampshire College. Il écrit régulièrement dans TomDispatch. Son dernier livre : ising Powers, Shrinking Planet