De Wikileaks à DSK, en passant par le printemps arabe, Fukushima et Ben Laden. A chaque coup, le monde retient son souffle. Ces grandes messes médiatiques sont chargées d’angoisse. Attention: danger!
Sans tambours ni trompettes, sans bling bling ni éclats médiatiques, François Hollande a su creuser son sillon préélectoral de manière à être bien placé sur la ligne de départ de la prochaine élection présidentielle française. Il s’est voulu et se veut toujours un candidat normal aspirant à devenir un président normal. Entendez: pas comme Sarkozy ni comme Strauss-Kahn.
A croire que l’ancien secrétaire socialiste avait prévu le déraillement de la locomotive DSK et que, sous sa joviale et rassurante rondeur, il dissimule un habile tacticien capable de mener sa lutte à terme. De créer ainsi les conditions d’un échec cinglant pour Marine Le Pen, la coqueluche des victimes du système, des dupés du sarkozysme. Le déroulement de la campagne électorale aujourd’hui puissamment accélérée nous le dira.
D’un point de vue politique, l’affaire DSK, par la brutalité de son irruption dans le traintrain quotidien, est effectivement en rupture avec la normalité, nous renvoyant aux disgrâces des temps féodaux ou, plus près de nous, aux purges soviétiques ou chinoises. Avec en plus cette dimension totalement hors de l’ordinaire de fait divers trivial et criminel (le violeur semblable à «un chimpanzé en rut» selon une victime) apte à capter l’attention des foules. Un fait divers servi instantanément à la planète entière par des journaux télévisés, internetisés, réseau-socialisés.
Etrange époque: en quelques mois, nous avons connu cinq déferlantes médiatiques de très haute intensité qui ont toutes monopolisé la quasi-totalité des médias du monde pendant plusieurs jours. Fin novembre 2010, le site Wikileaks publiait 250’000 documents diplomatiques américains censés rester secrets et semait l’affolement dans des chancelleries peu habituées à un tel manque de courtoisie.
Quelques semaines plus tard, le suicide d’un jeune désespéré tunisien déclenchait les premières manifestations du printemps arabe, ouvrant la voie à cette folle quête de justice et de démocratie de masses gouvernées à la trique par d’ignobles dictateurs.
Puis survinrent le cataclysme japonais et ses retombées nucléaires, l’exécution de Ben Laden et, l’autre jour, la chute Strauss-Kahn. A quand la pause?
Même si l’on ne peut comparer le sort de DSK à celui des habitants de Fukushima, force est de constater qu’à chaque fois, le traitement de l’information fut instantanément planétaire, les médias livrant les nouvelles brutes de décoffrage, sans les médiatiser, sans que les opinions soient préparées à de telles révélations. La soudaineté du choc et la violence des photos provoquent aussitôt une floraison d’interprétations contradictoires augmentant le trouble et l’angoisse de populations désorientées.
Les grands communicants, les experts en médias et, bien sûr, les vendeurs de pub voudraient nous faire croire que ce curieux salmigondis informationnel représente une utile propagation des idéaux démocratiques dans le monde.
Il est vrai que, soudain, des gens qui ne pensaient pas avoir voix au chapitre comme les Tunisiens ou les Egyptiens réalisent que leur avis peut compter et même peser sur les orientations politiques du pays où ils vivent, que les Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et autres al-Assad ne sont pas intouchables.
Il est tout aussi vrai que d’autres personnes peuvent voir dans la publication des documents secrets américains, dans la mort de Ben Laden ou dans l’emprisonnement du patron du FMI («DSK affameur des peuples») une juste revanche sur le triste sort qui leur est réservé ici-bas.
Est-ce à dire que la démocratie progresse pour autant? Pas vraiment. Ces grandes messes médiatiques universelles sont au contraire extrêmement dangereuses. Non par ce qu’elles dévoilent du fonctionnement de la planète, œuvre hautement salutaire, mais parce qu’elles font vibrer des masses immenses au même moment, au même rythme, sur des pulsions purement émotives.
Qu’un sondage réalisé lundi dernier puisse faire apparaître que 56% des Français estiment que DSK soit victime d’un complot est non seulement ahurissant, mais très inquiétant. En principe, le Français passe pour instruit, éduqué et civilisé même s’il y a dans l’Hexagone comme partout quelques réserves d’irréductibles analphabètes. On voit ici que le système est semblable à celui qui fait le succès du populisme européen.
Cette valorisation mondialisée de l’émotion, de même que la prétendue démocratie directe et transparente qu’elle censée créer, annoncent donc des temps difficiles.
On ne badine pas avec les mouvements de masse ainsi que nous l’avons malheureusement éprouvé dans les années 30 du siècle passé où des régimes totalitaires confortèrent leur pouvoir en utilisant toutes les ficelles de la psychologie des masses. Notamment l’unanimité dans le partage d’émotions fortes. Il suffit d’ailleurs d’avoir participé à une manifestation religieuse, à un grand événement sportif, à un méga concert à ciel ouvert pour avoir expérimenté (en petit) ces dérives émotionnelles qui tout à coup privent l’individu de sa capacité de discernement et le transforment en mouton bêlant avec le reste du troupeau.
La nouveauté vient du fait qu’il en va de la circulation de l’information mondialisée comme de celle du capital financier, elle est massive, immédiate (au sens fort de sans intermédiaire) et en fin de compte incontrôlable.
Les cinq déferlantes qui ont mobilisé l’opinion mondiale depuis six mois sont très diverses dans leurs contenus tout en partageant néanmoins quelques points communs, comme au premier chef la mise en cause de l’autorité politique. Une mise en cause narquoise dans le cas de Wikileaks, libératrice pour les Arabes, stupéfaite face à l’incurie japonaise de Fukushima, morale pour l’exécution de Ben Laden, offusquée pour Strauss-Kahn.
Avec dans chaque cas, en arrière-fond, la possibilité d’une manipulation qui sape les bases du contrat social, de la manière d’accepter de vivre ensemble. Survenant exceptionnellement, de tels dérapages sont assimilables par le corps social même s’ils n’en laissent pas moins des traces d’inquiétude et de méfiance.
Mais une accumulation comme celle vécue ces derniers mois finit par installer le désarroi face à l’effacement des normes. Pour prendre une image récurrente par les temps qui courent, il s’agit en quelques sortes de l’éclatement d’une bulle de gouvernance. En philosophie politique on parle alors d’anomie. Le terme qualifie un monde à la dérive.
Gérard Delaloye