Depuis que la Turquie a demandé au Vatican la restitution de la relique du saint patron de la ville, Fribourg s’est embrasé. Entretien avec son évêque, entre humour et érudition.
Pour certains, l’affront justifierait presque de relancer une nouvelle croisade. Pour les autres, c’est en tout cas la surprise et la stupeur. A l’occasion des fêtes de Noël, la Turquie a déposé une demande au Vatican en vue de récupérer les reliques de saint Nicolas, dont l’une, un fémur, se trouve depuis le 9 mai 1506 dans la cathédrale Saint-Nicolas de Fribourg. Dans les rues de la cité des Zähringen, justement patronnée par l’ancien évêque de Myre, les esprits s’échauffent, alors même que les risques de voir le reliquaire quitter les bords de la Sarine sont extrêmement faibles. Le point sur cette affaire avec Charles Morerod, évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg.
Comment expliquez-vous la très forte réaction à la suite de la demande turque?
Pour être honnête, je pense qu’il s’agit davantage d’un battage médiatique que d’un émoi dans la population. Moimême, avant d’être nommé évêque, je ne connaissais pas l’existence de cette relique de saint Nicolas. M’intéressant je pense davantage à la chose catholique que la moyenne, j’imagine donc que beaucoup l’ignoraient aussi.
Alors justement, qu’est-ce que cette histoire a touché pour provoquer une telle opposition?
Peut-être que dans un tel moment, les gens se sont sentis agressés. Il y a une part d’irrationnel, lié à la Turquie. Il ne s’agit pas de n’importe quel pays. Durant des siècles, les Turcs furent l’ennemi contre lequel on s’unissait. Ils sont arrivés aux portes de Vienne, donc non loin de la Suisse. Ces guerres font partie de notre mémoire collective même inconsciente. On le voit actuellement dans les discussions sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, alors même que, dans sa région, c’est l’une des démocraties les plus enracinées.
N’en demeure pas moins un fort attachement populaire à Fribourg envers saint Nicolas. D’où vient-il?
Ce personnage fait partie du patrimoine. Son lien avec la fête des enfants, que l’on retrouve ailleurs, en Lorraine ou en Belgique par exemple, contribue très certainement à cette affection. Saint Nicolas est aussi le patron des navigateurs. Il rappelle ce lien que Fribourg entretenait avec la mer au Moyen Age, lorsque les paysans exportaient les tissus confectionnés durant l’hiver par la Sarine, puis par l’Aar et le Rhin.
Vous, personnellement, seriez favorable à «rendre» la relique à la Turquie?
Ce n’est pas de ma responsabilité. La relique appartient aux chanoines de Saint-Nicolas, qui sont indépendants du diocèse. Et on ne m’a jamais posé la question... Enfin, si, vous, qui me la posez aujourd’hui.
Et que répondez-vous?
S’il s’agissait d’un bien culturel, d’un vase précieux par exemple, dérobé dans un pays, la question serait tout autre. Mais c’est un objet qui a un sens religieux assez profond ici, qu’il n’a pas là-bas.
N’y a-t-il pas une certaine légitimité de la Turquie à récupérer les restes d’un personnage historique né et mort sur son territoire?
Attention. Le corps de saint Nicolas n’a pas été emporté de Turquie, mais de ce qui était à l’époque l’Empire byzantin. C’est quand les Turcs ont envahi ces territoires que les Byzantins ont voulu, par toutes sortes de moyens, mettre à l’abri ce qu’ils considéraient comme précieux (ndlr: la dépouille de saint Nicolas a été transportée en Italie, à Bari en 1087, puis plus tard partagée entre différentes églises en Europe, dont Fribourg). Donc les Turcs n’ont jamais été considérés comme les légitimes propriétaires de ces reliques, mais comme des envahisseurs contre lesquels il fallait les protéger. Enfin, ils veulent ces objets dans le cadre d’un musée consacré à l’histoire de saint Nicolas. Ont-ils vraiment besoin d’y exposer des ossements?
«Cette affaire a une part d’irrationnel, lié à la Turquie»
Mgr Morerod
En parlant d’ossements, pourquoi les catholiques sont-ils si attachés à ces bouts d’os?
C’est une très bonne question. Historiquement, le culte des reliques est lié au fait que, pour les chrétiens, nous sommes corps et âme, ainsi qu’à la croyance de la résurrection du corps. Aux débuts du christianisme, cela allait à l’encontre de la pensée dominante issue de la philosophie grecque pour laquelle il fallait se libérer de la prison du corps, pour utiliser une métaphore de Platon. A cela s’est ajoutée une conviction qu’à l’endroit où se trouve le corps du défunt il est encore un peu là.
D’accord, mais nous sommes aujourd’hui en 2013... Et il y a en plus beaucoup de questions sur l’authenticité de ces reliques.
C’est vrai. Dans le cas de saint Thomas d’Aquin, dont je suis proche, car dominicain comme lui, il subsiste deux têtes, alors qu’il est généralement admis qu’il n’en possédait qu’une seule... En fait l’authenticité ne peut guère être prouvée, mais une enquête historique permet d’arriver à une certaine probabilité. J’ai récemment béni l’autel de l’église Sainte-Thérèse à Genève. On y a mis une relique de sainte Thérèse de Lisieux, un petit bout d’os que, pour la petite histoire, j’ai reçu – à mon grand étonnement – par la poste dans une petite enveloppe à bulles.
Vous avez vraiment reçu la relique par la poste?
Oui. Nous n’avons pas encore de service de livraison de reliques (rires)... Mais à cette occasion, à Genève, je me suis rendu compte de l’attachement des gens à ces os. Même si cela pourrait paraître bizarre aux yeux de certains, ce n’est pas macabre. Cette proximité physique avec de petits bouts de saints rappelle que l’Eglise n’est pas constituée seulement des croyants d’aujourd’hui, mais aussi des croyants qui nous ont précédés. Ces reliques sont la preuve que notre communauté ne se limite pas aux vivants.
Les reliques de Saint-Nicolas à Fribourg, ce sont quelques grammes d’os de fémur protégés par une alarme reliée à la police. Image: Laurent Crottet
Pas questions de donner les reliques de saint Nicolas à la Turquie. C’est un «non» ferme qui a été adressé cette semaine à la demande des archéologues turcs qui envisagent d’ouvrir un musée dédié à l’histoire de la région natale de Nicolas de Myre. La position de Claude Ducarroz, prévôt de la cathédrale, partagée par plusieurs politiciens, se base sur des arguments administratifs, cultuels et juridiques. Mais aussi religieux: «Cette demande m’a beaucoup étonné de la part d’un Etat dominé aujourd’hui par les islamistes en qui je n’ai pas confiance», a dit le gardien du trésor.
Des morceaux du fameux fémur de saint Nicolas ont pourtant déjà été donnés, mais jamais aux musulmans. Parmi les bénéficiaires, l’évêque orthodoxe de Minsk, une paroisse gréco-catholique de Roumanie, la paroisse orthodoxe de Fribourg et à l’église d’Ulrichen. «Il y avait à chaque fois un lien affectif fort avec le personnage», dit le prévôt. «Mais maintenant, c’est fini ! ». Pour le professeur Pierre Gisel, spécialiste de l’histoire des religions, cette réaction catégorique illustre «la crispation identitaire européenne actuelle».