Chu de che / Je suis d'ici / Sono di qui / Ich bin von hier ! Notre liberté ne nous a pas été donnée, mais combattue et priée par nos ancêtres plus d'une fois! Aujourd'hui, comme autrefois, notre existence en tant que peuple libre dépend du fait que nous nous battions pour cela chaque jour. Restez inébranlable et soyez un gardien de la patrie pour que nous puissions remettre une Suisse libre telle que nous la connaissions à la génération suivante. Nous n'avons qu'une seule patrie!

lundi 24 juin 2013

6 novembre 1664. Le naufrage de la Lune avec 800 hommes à bord


La seule image connue de « La Lune » est ce dessin réalisé vers 1690 par l’artiste toulonnais Pierre Puget (navire de gauche) intitulé “Représentation de trois vaisseaux avec les marques de leurs dignités”.


La rage au coeur, François de Livenne, commandeur de Verdille, commandant du trois-mâts la Lune, n'a plus d'autre choix que de donner l'ordre à son équipage de lever l'ancre. C'est un suicide, car il sait son vaisseau incapable de naviguer un mille supplémentaire. Il fait eau de toutes parts, ses hommes se relaient aux pompes. Mais l'ordre d'appareiller communiqué par le gouvernement de Provence est impératif. La Lune doit partir immédiatement en quarantaine aux îles d'Hyères, car la peste règne en Provence. Si l'épidémie est déjà sur le continent, pourquoi partir en quarantaine ? C'est idiot. Mais pourquoi aussi ce charpentier de marine envoyé à bord par les autorités locales pour examiner le navire a-t-il osé prétendre que ce dernier était encore capable de faire le tour du monde ? Verdille n'y comprend rien, mais n'a pas d'autre choix que de lever les voiles. Advienne que pourra. Le 6 novembre 1664, la Lune entreprend son dernier voyage avec 350 marins et 450 soldats à bord. Le commandant est d'autant plus inquiet que, désormais, la tempête s'est levée.

À bord de la Lune, le général de la Guillotière, qui commande la troupe, ne comprend pas les inquiétudes de Verdille. Le navire ne vient-il pas de traverser la Méditerranée ? Pourquoi ne pourrait-il pas franchir quelques milles de plus ? "Allons, allons, capitaine, nous irons bien jusque-là !" Celui-ci hausse les épaules. De quoi se mêle-t-il, ce terrien ? D'un oeil désespéré, Verdille regarde les centaines de soldats entassés dans tous les recoins du navire. Quatre cents autres hommes ont été transférés la veille sur un autre vaisseau et ne vivront pas le drame qui se prépare.

"Comme du marbre"

La Lune affronte les vagues mauvaises avec difficulté. La vieille carcasse tremble de partout, la voie d'eau s'agrandit. Elle est aussi vaillante que Johnny lors de ses derniers concerts. Avant même de passer Giens, la catastrophe redoutée par Verdille se produit, dans un énorme craquement, la Lune se fend en deux et coule en quelques minutes. Dans une lettre envoyée à Colbert quelques jours plus tard, Beaufort, un des commandants de l'expédition, précise : "Comme du marbre." Le capitaine veut faire tirer un coup de canon pour avertir les marins et les soldats qu'il faut évacuer le navire, mais les eaux engloutissent déjà le bâtiment de guerre. Une vingtaine de marins présents sur le pont ont le temps de grimper dans un canot de sauvetage. Sitôt à bord, ils s'empressent de repousser à coups d'aviron et de pique les quelques autres naufragés qui veulent grimper derrière eux au risque de couler le frêle esquif. Le seul autre navire présent sur place est le Saint-Antoine, qui, ballotté par les creux, ne parvient à récupérer qu'une poignée de marins à moitié morts.

Malgré ses quatre-vingts ans, le capitaine Verdille réussit à rejoindre le rivage, agrippé à une planche. C'est l'un des rares hommes à savoir nager. Il y aurait seulement vingt-quatre survivants. Tous les autres coulent avec le navire. Tous les soldats du régiment Picardie disparaissent dans l'onde. Au total, huit cents noyés ! Le général de la Guillotière, qui se moquait, fait partie des victimes. Mais il meurt avec dignité. Tandis que la Lune s'enfonce dans les flots, il conserve son calme, entoure sa tête de son manteau. Il n'essaie même pas de sauter à l'eau, se sachant condamné, faute de savoir nager. On rapporte que ses derniers mots auraient été : "Si la vie des hommes pouvait durer plusieurs siècles, il y faudrait avoir regret, mais qu'étant si courte, il importait peu de la perdre vingt ans plus tôt ou plus tard, par le feu ou par l'eau."

Qui combattre ?

Le naufrage de la Lune est le dernier épisode d'une déroute militaire de Louis XIV, si ignominieuse qu'on a tout fait pour la garder secrète : la première tentative de conquête de l'Algérie ! Les historiens l'ont longtemps ignorée. Il faut remonter au début des années 1660, Mazarin vient de mourir, laissant le jeune roi seul aux manettes du pays. Comme François Hollande, il frétille de bonne volonté. Encouragé par Colbert, il rêve d'un coup d'éclat militaire. À qui foutre la pâtée ? Pas aux Espagnols avec qui il vient de signer le traité des Pyrénées, pas avec l'Angleterre son alliée. Faute de mieux, il menace le pape d'une fessée, mais celui-ci se couche au premier avertissement. Alors, qui combattre ?


C'est le chevalier Paul, grand marin, qui lui refile la mauvaise idée : éliminer les corsaires barbaresques qui terrorisent la Méditerranée. Immensément célèbre, ce héros de la marine royale fascine le roi à qui il raconte ses batailles homériques. A priori, l'objectif est valable, car, depuis leurs repaires d'Afrique du Nord, les corsaires barbaresques pillent les navires de commerce, n'hésitant pas à effectuer des raids à terre pour collecter des esclaves. La perspective de karchériser la Méditerranée emballe totalement le souverain, surtout que Manuel Valls l'y encourage vivement. Et puis c'est la seule façon de faire taire Enrico qui ne cesse de lui susurrer à l'oreille : "Qu'elles sont jolies, les filles de mon pays !" La décision est donc prise de déclarer la guerre aux pirates barbaresques. Mais pas question de combattre les pirates en mer où ils sont invincibles. Le Roi-Soleil décide d'organiser un débarquement en Afrique du Nord et de créer une tête de pont à partir de laquelle il devrait être facile de conquérir le pays.

Incompétence

Petit problème : à cette époque, la France n'a plus de flotte digne de ce nom. Elle n'est plus constituée que de vieux rafiots comme la Lune et le Soleil, à peine capables de naviguer. Les galères de guerre ne valent pas mieux. Quant aux seules frégates encore en bon état, Balladur les a fait livrer à Taïwan. S'il n'y avait que cela ! Il y a surtout une absence cruelle d'officiers de marine de qualité. En dehors du chevalier Paul et d'un ou deux autres marins, la marine est entre les mains d'aristocrates incompétents. En premier lieu, le grand amiral de France qui est le duc de Beaufort, petit-fils d'Henri IV et cousin du roi. Peu importe. La construction navale est relancée et plusieurs missions navales de reconnaissance sont envoyées renifler les places fortes de l'ennemi. Finalement, la décision de débarquer sur la côte de Barbarie est prise en 1664 par Colbert. La cible choisie est Djidjelli, un port fortifié situé à mi-chemin entre Alger et Tunis. L'expédition est un parfait exemple d'incompétence.

Le 2 juillet 1664, la flotte quitte Toulon pour les îles Baléares où elle récupère des galères de l'ordre de Malte. Finalement, ce sont 63 bâtiments et 9 000 marins et soldats placés sous le double commandement du comte de Gadagne et du duc de Beaufort qui débarquent à Djidjelli le 22 juillet. La partie de plaisir annoncée devient un cauchemar. La ville est prise, mais les troupes françaises y sont bloquées par une résistance plus forte que prévu. D'autant que les chefs du corps expéditionnaire se détestent. Bientôt, Beaufort abandonne les hommes à terre pour mener la flotte face à Alger. Bref, après trois mois sur les terres barbaresques, le 22 octobre 1664, les Français doivent rembarquer précipitamment à bord de quatre navires envoyés en renfort : le Dauphin, le Soleil, le Notre-Dame et donc la Lune. Plusieurs centaines d'hommes meurent dans la pagaille. Ce qui devait être l'immense victoire saluant l'avènement d'un jeune souverain tourne à la défaite humiliante.

Prétexte

Le 5 novembre, les quatre vaisseaux pleins à craquer parviennent à rallier Toulon malgré leur état. À bord de la Lune, une centaine d'hommes se relaient aux pompes. En voyant débarquer le corps expéditionnaire, Louis Testard de La Guette, intendant de la marine du Levant, est pris de court. Jamais il n'aurait imaginé une défaite. La dernière livraison de la Gazette de France se gargarisait encore des succès français. Que faire des quatre navires bourrés d'hommes qui s'empresseront, une fois descendus à terre, de répandre la nouvelle de la défaite ? La Guette prend prétexte de la peste sévissant en Provence pour renvoyer les quatre bâtiments en quarantaine à Porquerolles. Ce qui est bien entendu absurde, puisque la peste est déjà à Toulon, et pas en Barbarie. Mais il n'a pas trouvé d'autre excuse pour neutraliser les marins et les soldats tant qu'il ne recevra pas d'autres ordres du roi. Voilà pourquoi il intimera à la Lune d'appareiller envers et contre tout. Au moins, les huit cents hommes à son bord ne parleront plus. Quant au reste des soldats et des marins placés en quarantaine sur l'île de Porquerolles, une grande partie mourra d'épuisement, de maladie, de faim et de soif. C'est ainsi que Louis XIV parviendra à étouffer la nouvelle de la défaite et conservera son honneur.

L'histoire de la Lune ne s'arrête pas là. Le 15 mai 1993, Paul-Henri Nargeolet, qui effectue une sortie aux commandes du Nautile, un sous-marin de l'Ifremer, entend son sonar grogner. Il y a du métal à proximité. Il cherche et découvre une trentaine de canons posés sur le fond. Il s'approche de plus près pour constater la présence d'une épave. C'est la Lune. Intacte ! Gisant par 90 mètres de fond, elle était hors d'atteinte des pilleurs d'épaves. Tout est là : les huit cents squelettes, la quarantaine de canons, les instruments de navigation, les armes, la vaisselle. Si le gréement a disparu, emporté par les courants, la coque est intacte dans la vase. Après une éclipse de 348 ans, la Lune refait surface.


Frédéric Lewino
Gwendoline Dos Santos