D'où viennent et où vont les morceaux de viande qui passent dans la moulinette des abattoirs ? Enquête à Rodez.
"Un bon veau de l'Aubrac, c'est 350 kilos de carcasse", explique Frédéric Coursières. Le bureau de ce jeune responsable commercial est implanté au coeur de l'abattoir de Rodez, sur la zone d'activités d'Arsac. Il travaille pour Arcadie, regroupement de cinq coopératives du Sud-Ouest, qui gère aussi des abattoirs publics dans le Gers, les Hautes-Pyrénées, la Dordogne, etc. C'est un géant méconnu, contrôlé par des agriculteurs-entrepreneurs passés de l'artisanat à l'industrie au nom de la loi du (super)marché. Contrairement à Bigard, son principal concurrent qui contrôle Charal, Arcadie Sud-Ouest n'a pas réussi à imposer une marque. Aussi, les coopératives de l'Aveyron, du Lot ou du Pays basque s'accrochent à des labels et à des terroirs pour se démarquer. Frédéric Coursières place ainsi dans les rayons des supermarchés Auchan ou Casino son "agneau de Roquefort" ou son "veau de l'Aveyron".
La "traçabilité" n'est pas une science exacte
La coopérative ne s'en tient pas là et "mâche le travail" des consommateurs qui n'ont plus le temps de cuisiner. Des bouchers salariés par le groupe préparent blanquette et paupiettes de veau de l'Aveyron qui seront vendues surgelées chez Picard ou encore des gigots et des escalopes en caissette pour des cantines ou de petits supermarchés. Cette transformation ne concerne cependant qu'une petite portion (10 %) des 8 000 tonnes de veau et de boeuf passant bon an mal an par l'abattoir de Rodez. Quant au reste, c'est-à-dire l'essentiel, une fois sorti de l'abattoir, difficile de retracer les parcours. La viande peut se retrouver en steak haché anonyme dans un fast-food ou même repasser par le plateau de l'Aubrac, où Arcadie a pris en 2011 le contrôle d'un autre abattoir qui effectue aussi de la découpe. Suivre le boeuf, c'est emprunter des voies aussi sinueuses que les routes de l'Aveyron. La "traçabilité" n'est pas une science exacte.
Ce méli-mélo ne prépare pas à une visite de l'abattoir de Rodez. Car, là, tout est ordonné. À cinq heures du matin, les employés enfilent leurs tabliers, bleus pour les ovins, blancs pour les bovins. "On commence toujours par les animaux les plus petits pour finir par les plus gros", crie le directeur Jean-Marc Monier, dans le mélange étourdissant de bruits, d'odeurs et de vapeur qui enveloppe l'atelier. Entourés de cordons et de tuyaux, les employés plongent régulièrement leurs outils dans de l'eau à 80 degrés pour les désinfecter. "On ne peut pas démarrer la chaîne sans la présence d'un inspecteur vétérinaire", souligne Magalie Gracia, la jeune responsable qualité. Les carcasses pendues à une patte arrière qui défilent tête en bas sont classées, contrôlées, étiquetées, et au final, on leur donne un prix selon un barème complexe tenant compte des muscles et du gras, des origines de l'animal selon qu'il s'agisse d'une race à viande ou d'une vache laitière de réforme.
Le hachoir, c'est "l'entonnoir du steak"
Le problème, c'est que seuls les morceaux "nobles" à griller trouvent preneurs dans les supermarchés ou les boucheries, souligne Frédéric Coursières. Pour un veau de l'Aubrac comme pour une vieille vache de réforme, les bas morceaux finissent en steaks hachés dans les plats cuisinés de l'industrie agroalimentaire. Et nul ne sait avec quelles autres viandes sont obtenus ces steaks. Le hachoir, c'est "l'entonnoir du steak", résume le commercial. L'abattoir de Rodez n'en dispose pas. Arcadie était pourtant à deux doigts de franchir le pas, mais elle s'est repliée vers une autre solution. La coopérative a repris dans le nord du département un atelier qui achetait des bêtes en gros, labellisées ou non, pour développer un atelier de steaks hachés surgelés à Sainte-Geneviève-sur-Argence, petite commune de l'Aubrac. Du coup, Arcadie est elle aussi présente dans le filon du "minerai", ces blocs de viande congelés provenant d'animaux de différentes origines qui compliquent la tâche d'une vache qui voudrait retrouver ses veaux. La logique est l'inverse de celle censée régner à Rodez. Alors, tout ça pour ça ? Frédéric Coursières ne voit pas où est le problème et son groupe songe même à se lancer dans la viande d'agneau hachée.
Stéphane Thépot