Dominique Bourg et Pierre Statius,
deux professeurs d'université français vivant en Suisse:
"Accuser la Suisse de racisme, et donc indirectement de déni démocratique – le respect de la personne étant une des valeurs fondamentales de la démocratie –, a quelque chose d’incongru pour qui vit dans ce pays; un pays qui accueille dans ses centres urbains jusqu’à 35% d’étrangers. Enoncée par des ténors politiques européens, et notamment français, ou par des membres ou des proches de la Commission de Bruxelles, cette accusation devient injurieuse. Convient-il de rappeler à quel point les institutions européennes bafouent la lettre et l’esprit de la démocratie?
Le peuple par la voie référendaire refuse le Traité constitutionnel européen, qu’à cela ne tienne, il est aisé de trouver une majorité parlementaire suffisamment complaisante pour l’avaliser! Ailleurs, on fera revoter les populations jusqu’à ce qu’elles s’exécutent. La Commission prépare en catimini un traité de libre-échange transatlantique qui va contribuer à mettre à bas un appareil réglementaire de protection de la santé et de l’environnement des citoyens. Etc. L’Europe s’est petit à petit muée en empire néolibéral, instrumentalisant à des fins d’enrichissement du petit nombre des idéaux comme la libre circulation des personnes.
Mais, avant d’insulter la Suisse, encore conviendrait-il d’en comprendre les institutions. La Suisse n’est pas, à l’instar des autres pays européens, une démocratie uniquement représentative. C’est aussi une démocratie directe où le peuple est appelé lors de votations, à la suite d’initiatives ayant recueilli une base numériquement suffisante, à modifier directement la Constitution. Il n’est dans ce pays aucun individu, ni aucune instance qui dispose de quelque surplomb. Il s’agit d’une démocratie horizontale. Autre spécificité, les exécutifs, à commencer par le Conseil fédéral, sont constitués d’un collectif de sept personnes, contraintes par la Constitution et le peuple à travailler ensemble et à dégager des majorités d’idées, comme aurait dit feu Edgar Faure. Quel contraste avec la France, où l’opposition constitue généralement pour la majorité un ensemble d’irresponsables incompétents, dont il faut à toute force abattre le travail et la crédibilité. De quel côté est l’intelligence? Rien d’étonnant à ce que ce pays où vivent ensemble des gens de cultures, de langues et de confessions différentes, sans compter de nombreux étrangers, fonctionne correctement, et ne connaisse ni crise institutionnelle, ni crise démocratique.
Alors quid de l’adoption de l’initiative «Contre l’immigration de masse» le 9 février dernier? Il convient de remarquer qu’elle n’a été adoptée que par une courte majorité d’à peine plus de 19 000 voix, et en quelque sorte par les campagnes contre les villes. L’horreur imaginée, disait Shakespeare, est plus forte que l’horreur réelle. C’est statistiquement dans les contrées où il y a le moins d’étrangers que l’on a le plus voté «contre eux». Laissons ici le rôle du parti populiste à l’origine de cette initiative, l’UDC, dont les mœurs politiques sont si peu suisses… Au-delà de la constante anthropologique que constitue pour une population donnée la difficulté à assimiler l’arrivée rapide de populations tierces importantes – c’était déjà le cas de la Rome républicaine puis impériale! –, force est de constater que les autorités helvétiques n’ont pas su mettre en place des mesures d’accompagnement contrecarrant certains effets tangibles de cette arrivée (hausse des loyers, baisse parfois des salaires, etc.). On peut déplorer le résultat de cette votation, mais certainement pas que le peuple puisse s’exprimer et décider de son sort.
Quoi qu’il en soit, les mesures de rétorsion européennes contre le peuple suisse, et tout particulièrement contre la jeunesse suisse avec la suppression des programmes Erasmus, heurtent tout particulièrement les pédagogues que nous sommes. Le désamour de cette Europe aussi hautaine que lointaine, repue de morgue, indifférente aux difficultés croissantes qui assaillent ses citoyens, ne peut que croître. Faut-il être à Kiev, sous les coups d’une dictature brutale, pour encore désirer l’Europe?
Dominique Bourg
est professeur à l’Université de Lausanne,
Pierre Statius
professeur à la Haute Ecole pédagogique de Lausanne.
Tous deux sont Français et vivent en Suisse