Selon le psychiatre et psychanalyste français Serge Tisseron, les jeunes se mettant en scène dans des postures sexuelles agissent ainsi par manque de reconnaissance et pour se faire remarquer. L’influence de la pornographie consommée via leurs smartphones ne jouerait qu’un rôle secondaire.
Des adolescents de 13 à 14 ans se filmant en plein acte sexuel et diffusant ces images sur les réseaux sociaux, tout en farcissant leurs smartphones de vidéos zoophiles glanées sur internet. L’affaire qui secoue le Cycle d’orientation de La Tour-de-Trême depuis une semaine (relatée dans «La Liberté» du 21 mai) interpelle et pose bien des questions sur la sexualité des jeunes.
Les ados impliqués - une dizaine, garçons et filles - constituent-ils un cas extrême? Leur comportement est-il au contraire révélateur d’une perte de repères au sein d’une génération? Comment en est-on arrivé là? Quel est l’impact de la pornographie sur les jeunes utilisateurs d’internet et des réseaux sociaux? Tentative de décryptage avec le psychiatre et psychanalyste français Serge Tisseron, spécialiste de l’image et de la culture numérique.
- Cette affaire, qui a fait grand bruit ici, vous surprend-elle?
Serge Tisseron: La Suisse est-elle en émoi? Non, je ne suis pas vraiment surpris. Qu’en disent les parents de ces jeunes? En France, dans ce type d’affaire, ce sont eux qui seraient poursuivis. Si la Suisse est vraiment en émoi, c’est en proportion de l’intensité avec laquelle elle ferme les yeux. Il faudrait, à mon sens, que l’opinion publique comprenne enfin ce que sont les jeunes aujourd’hui.
Il faudrait aussi demander aux parents comment ils s’occupent de leurs enfants. Car ceux-ci devaient être drôlement dans la provocation pour faire quelque chose, en l’occurrence diffuser des images zoophiles, en sachant très bien que cela tombe sous le coup de la loi. Une loi qui protège les petites bêtes, mais un peu moins les adolescents…
- Afin de tenter d’expliquer le comportement de ces jeunes, on évoque souvent l’influence de la pornographie, accessible facilement sur internet…
Il y a aussi plein d’images de meurtres et tout le monde ne tue pas sa voisine pour ça. Beaucoup de films parlent de révolution, les gens ne la font pas pour autant. Et s’ils la faisaient vraiment, est-ce qu’on dira que c’est à cause de «Que Viva Mexico» (n.d.l.r.: film soviétique de 1932, réalisé par Sergueï Eisenstein)?
Bien sûr qu’il y a de la pornographie sur internet. Mais pour que des adolescents décident de tourner eux-mêmes de tels films, il faut au moins deux conditions. Premièrement, ils doivent croire que les images qu’ils voient sur le web reflètent la réalité. Or croire cela dénote un grave défaut d’éducation aux images. Car celles-ci nous racontent des histoires, y compris celles relevant de la pornographie.
Deuxièmement, ils doivent penser que le fait de les diffuser leur permettra de se faire remarquer. Mais lorsqu’on en arrive à se mettre nu sur internet, c’est qu’on a épuisé tous les autres moyens de se faire remarquer d’une meilleure manière, y compris au sein de sa propre famille. Dans ma pratique clinique, je constate toujours que les enfants qui se retrouvent amenés à mettre des choses très problématiques sur internet, en particulier leur propre nudité, ne trouvent pas, dans leur environnement familial ou scolaire, l’attention, les gratifications, les encouragements, la reconnaissance et l’estime d’eux-mêmes qu’ils sont en droit d’attendre.
- Inculper la pornographie ne vous semble donc pas pertinent?
Bof… La faute incombe d’abord à un environnement social qui, actuellement, ne s’intéresse aux jeunes que pour monter en épingle leurs déviances. Pourquoi ne pas consacrer plutôt un article à un festival dédié à la création numérique? Pourquoi ne pas montrer les usages intelligents que les jeunes font des technologies numériques? En parlant sans cesse des déviances, on ne fait que les encourager à faire des bêtises toujours plus grosses pour se faire remarquer. Si on ne s’intéresse à eux que parce qu’ils se mettent à poil sur internet, ils seront de plus en plus nombreux à le faire.
- Une association de défense de la condition masculine, maenner.ch, avait provoqué un tollé il y a deux ans en suggérant de diffuser des films pornos dans les écoles à des fins pédagogiques. Qu’en pensez-vous?
Les jeunes voient déjà bien assez de pornographie comme ça… Mais je pense qu’il pourrait être utile de leur en parler dans un cadre pédagogique, sans leur en diffuser pour autant. De la même manière qu’il n’est pas nécessaire de montrer un viol pour discuter de la problématique du viol. Il faut bien comprendre que toute personne montrant des images pornographiques à des enfants se place dans la position d’un séducteur pédophile, même s’il s’en défend.
- Comment faire passer un message de prévention alors que l’imagerie pornographique est omniprésente, que ce soit dans la pub ou la téléréalité?
Elle est aussi omniprésente sur beaucoup d’ordinateurs familiaux car beaucoup de parents en consomment. Si de nombreux jeunes tombent sur leurs premières images pornographiques par hasard, c’est parce que des pères, ou des grands frères, n’ont pas effacé les historiques de leurs navigateurs internet.
- La pornographie est-elle forcément mauvaise pour le développement des adolescents?
Oui bien sûr. Premièrement, la pornographie actuelle montre des relations sexuelles sans aucune dimension affective. C’est mortifère. Deuxièmement, les femmes y sont malmenées et réduites à l’état d’objets. Troisièmement, ces films présentent des performances sexuelles souvent truquées, sans commune mesure avec la normalité.
- Que conseilleriez-vous à un parent surprenant son enfant en train de visionner un film porno?
C’est une situation triste, mais pas scandaleuse. Depuis la nuit des temps, les jeunes ont cherché à voir des adultes afin de savoir comment s’y prendre. Ce père, ou cette mère, devrait peut-être simplement expliquer à son enfant que ce n’est pas en regardant ça qu’il aura une bonne idée de ce qu’est une relation amoureuse entre deux personnes. Plutôt que de punir les jeunes, il faudrait les écouter davantage.
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A peine un mois avant l’éclatement de l’affaire de La Tour-de-Trême, Pro Juventute avait officiellement lancé une campagne de sensibilisation destinée aux parents. Son point de départ: le premier contact des enfants avec la sexualité a aujourd’hui souvent lieu sur le web. D’après René Longet, responsable de Pro Juventute Suisse romande, «les adultes n’ont sans doute pas encore pris la mesure de tout cela». Il estime qu’avec la médiatisation des événements de La Tour-de-Trême, un coin du voile s’est levé.
«Personnellement, c’est la première fois que je rencontre une affaire de ce type, où les choses sont allées aussi loin.» N’y a-t-il plus de barrière, pour ces jeunes, entre le monde réel et ce fameux monde virtuel qui constitue, selon René Longet, le fil rouge de cette histoire?
Les appels passés au 147, la ligne de conseils aux jeunes de Pro Juventute, montrent en tout cas une recrudescence des problèmes liés à des dommages subis sur internet. La violence au sens large est également un sujet de plus en plus récurrent. Et si la plupart des questions relatives à la sexualité - un petit quart des appels - restent «classiques», l’émergence des affaires de «sexting» (ndlr: envoi de messages électroniques à caractère sexuel) a conduit Pro Juventute à lancer une campagne de sensibilisation idoine en 2013.
Pour René Longet, confier un smartphone à un enfant sans apprentissage ni accompagnement, c’est comme donner une moto à quelqu’un n’ayant pas le permis et ne sachant pas la conduire. «Les enfants doivent être accompagnés sur les autoroutes de l’information», suggère-t-il. Concernant la pornographie, il estime qu’il est nécessaire de donner aux jeunes les moyens de comprendre et de réagir de manière appropriée à ces images.
«Il est évidemment exclu d’organiser des séances de cinéma porno dans les écoles. Mais les cours d’éducation sexuelle devraient expliquer quelle est l’éthique déficiente des gens qui font de la pornographie et préciser quel est leur but. Il faut préparer les jeunes à comprendre que ce monde du X n’est qu’une triste caricature de l’amour et de la sexualité.»
Marc-Roland Zoellig