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mercredi 4 juin 2014

Le «showrooming», plaie des boutiques


Evaluer un produit en magasin avant de l'acheter moins cher en ligne: la pratique se développe en Suisse romande. Les commerces traditionnels misent sur la qualité du service pour se démarquer. 




Se rendre dans une boutique, demander des conseils sur un produit, l’évaluer physiquement, puis l’acheter moins cher sur internet. Cette pratique appelée «showrooming» touche directement les commerces romands. Pour une part croissante de consommateurs, ces espaces se transforment en showroom gratuit avec pignon sur rue. Le phénomène est renforcé par le développement de diverses applications mobiles, telles que Price Check d’Amazon, qui permettent au client de vérifier les prix en ligne alors qu’il se trouve dans un magasin. Sans parler des réseaux sociaux qui tiennent les internautes rapidement au courant des promotions des différentes marques.

Secrétaire patronal de la Fédération des artisans, commerçants et entrepreneurs de Genève (FAC), Yves Menoud confirme le développement de cette tendance parmi ses 900 membres, essentiellement des commerces de détail comptant moins de dix employés. Le phénomène inquiète d’autant plus qu’il vient de s’ajouter à la concurrence des grandes enseignes pouvant se permettre d’appliquer d’importants rabais en raison de leur taille.

Etablie à Genève depuis plus d’un siècle, la boutique Photo-Hall, spécialisée dans la vente de matériel photographique, ressent l’influence grandissante d’un marché gris sur le Web dont les réseaux de distribution passent notamment par les pays de l’Est. Pour se prémunir contre cette concurrence, elle mise sur des importateurs traditionnels de marques haut de gamme ou très spécialisées. «Il est difficile de lutter contre le phénomène, note le gérant Marc Bourgeaux. Cela demande de passer du temps à expliquer aux clients les inconvénients potentiels des achats sur internet, par exemple en termes de garantie ou en ce qui concerne les langues disponibles sur les modes d’emploi.»

En Australie, une épicerie de produits sans gluten, Celiac Supplies, est allée jusqu’à faire payer l’équivalent de quelques francs aux clients sortant du magasin les mains vides. En Suisse romande, de telles mesures ne semblent pas à l’ordre du jour. Le fait d’interdire à la clientèle de prendre en photo des articles non plus, ces derniers étant de plus en plus souvent équipés de codes QR fournissant tous types d’informations complémentaires.

Mettre les avantages en avant 

La parade la plus efficace consiste plutôt à mettre en avant les avantages comparatifs de la vente traditionnelle, par exemple, pour les magasins situés en centre-ville, l’accessibilité. «L’ambiance d’achat est aussi importante, note Yves Menoud. C’est le cas lorsqu’une famille recherche une nouvelle télévision et que chacun de ses membres souhaite évaluer le produit à son aise.» De la même manière, le service après-vente est généralement facilité lors d’un achat en magasin par rapport à une acquisition en ligne, où les centrales de distribution sont souvent éloignées géographiquement des consommateurs. Il est plus facile d’exposer un problème à une personne en chair et en os qu’au téléphone ou depuis le forum d’un site. Par ailleurs, bien que les garanties présentent souvent la même durée, les modalités diffèrent en matière de conseil à la clientèle.

Autre argument: la disponibilité du produit, soit le fait qu’un client puisse obtenir un objet sans délai de livraison. Un avantage qui commence, à son tour, à être menacé par le «next day delivery». Ces offres prennent actuellement de l’ampleur aux Etats-Unis.

 Une autre parade pour les commerces traditionnels a fait largement ses preuves: la proposition de forfaits. Des sociétés d’électroménager, comme Fust, proposent depuis plusieurs années des offres incluant la vente et la livraison, puis l’installation d’un lave-vaisselle ou la programmation des chaînes d’un téléviseur. Des paramètres qui font dire à Yves Menoud «qu’au même titre que la vente par correspondance n’a pas tué le commerce de détail, ceux-ci vont également survivre au showrooming». Il précise néanmoins que dans un contexte de forte concurrence, «les aptitudes du vendeur à conclure ou non une vente» revêtiront une importance de plus en plus grande.

Sans surprise, les produits les plus touchés sont ceux qui peuvent facilement être envoyés par courrier, comme les appareils électroniques ou les livres. Chez Payot, on constate ces dernières années une hausse du phénomène en lien avec la force du franc. «La tendance ne s’est toutefois pas développée au point que nous décidions d’appliquer des mesures concrètes, note la porte-parole Aurélie Baudrier. Cela d’autant plus que, depuis 2011, le prix des livres a baissé en moyenne de 10 à 15%, favorisant le retour des lecteurs dans les librairies suisses.»

En outre, une partie de la clientèle de la librairie accorde une attention particulière à diverses considérations éthiques — conditions de travail, fiscalité, formation — «nettement moins présentes auprès de grandes sociétés de commerce électronique comme Amazon», ajoute-t-elle.

La seule pratique interdite, car enfreignant la propriété intellectuelle, consiste à photographier avec son portable les pages d’un livre, ce qui peut arriver avec les ouvrages de tourisme. En revanche, scanner un code-barres ou prendre des références quelconques, pour aller ensuite chercher le livre à la bibliothèque, a de tout temps été légal et donc toléré.

Différences selon les secteurs 

Dans le domaine du voyage, des études menées par Ebookers montrent que le pourcentage de personnes se renseignant en agence «classique» avant d’effectuer une réservation sur Internet est de l’ordre de 1% en Suisse. En revanche, trois fois plus de gens se documentent en ligne avant d’acheter en agence. Le «showrooming» demeure ainsi, dans l’ensemble, peu présent dans le secteur. «Un voyage reste quelque chose de virtuel qui ne peut être évalué physiquement au préalable dans un magasin, comme cela pourrait être le cas dans le domaine de l’électronique, de la mode ou du sport», relève le porte-parole d’Ebookers Matthias Thürer.

Il n’empêche que la plupart des agences de voyages traditionnelles cherchent aujourd’hui à se démarquer des sites en ligne. Chez STA Travel, bien que la vente de billets d’avion représente encore une part importante dans le chiffre d’affaires de l’entreprise, on s’oriente de plus en plus vers d’autres segments porteurs tels que les voyages à la carte, les circuits d’aventure, le volontariat, les tours du monde ou les séjours linguistiques.

En matière d’appareils électroniques, une étude menée l’année dernière par l’Interactive Advertising Bureau (IAB) souligne l’importance croissante de l’utilisation de mobiles dans les magasins grand public: 42% des clients utilisant leur mobile finissent par réaliser leur achat en ligne, contre 30% dans le commerce.

Il est parfois difficile de savoir qui, d’Internet ou des commerces physiques, profite de l’autre. Chez Bongénie, certaines clientes viennent essayer et acheter en magasin des articles qu’elles ont repérés en ligne. «Les clients qui ont besoin de se sentir rassurés peuvent obtenir des informations objectives sur internet avant d’acheter un accessoire en boutique», analyse Marie-Hélène Rheims, experte en marketing de marques et en comportements d’achat.

Conscientes de cette évolution des mentalités, la plupart des grandes enseignes, que ce soit Darty en France ou Migros en Suisse, développent des expériences de shopping multicanal. La chaîne spécialisée dans les parfums et les cosmétiques Sephora, qui appartient au groupe LVMH, incite même ses clients à utiliser leurs téléphones portables dans ses magasins en proposant wifi gratuit, application mobile et programme de fidélité. «Ces entreprises partent du principe que le client en ligne est désormais le même que celui qui se rend en magasin, surtout chez les plus jeunes, note Marie-Hélène Rheims. C’est pourquoi les distributeurs doivent être de plus en plus cohérents en ce qui concerne leur politique de prix globale.»

Miser sur une offre multicanale

En d’autres termes, on ne peut plus raconter n’importe quoi à une clientèle hyperinformée à la recherche des meilleures prestations disponibles sur le marché. Dans ce contexte, les marques peuvent par exemple considérer que ce qui n’est pas vendu en magasin pourra l’être durant les soldes, dans des magasins d’usine ou sur internet. Ces différents circuits de distribution sont appelés à devenir de plus en plus interdépendants, tout comme les différents supports de vente. «Le showrooming est en quelque sorte un mal nécessaire touchant tous les secteurs, avec des pondérations plus ou moins importantes», résume Marie-Hélène Rheims, qui souligne que ce phénomène ne peut avoir qu’un impact positif pour le consommateur, qui va se retrouver «face à un marché plus cohérent, lisible et sincère».

Les principaux perdants de cette évolution sont surtout les petits indépendants spécialisés, souvent situés en zones rurales, et qui n’ont pas su prendre ce tournant numérique. Selon une étude publiée l’année dernière en Belgique par le Syndicat neutre pour indépendants (SNI), près de 80% des commerçants hors alimentaire ont été confrontés à ce qu’ils vivent comme un «fléau». Et le phénomène n’est pas près de s’estomper: selon l’Institut de sondages TNS-Sofres près du tiers des consommateurs dans le monde pratiquent aujourd’hui le «showrooming», dont plus de la moitié des Européens, 60% des Américains et plus de 70% des Asiatiques.