Le corps est devenu une marchandise comme une autre. Spécialiste mondiale de la bioéconomie, Céline Lafontaine livre son analyse.
L’essor des biotechnologies et des capacités de conservation in vitro a favorisé depuis quelques décennies la mise en place d’un bazar mondialisé d’éléments du corps humain, désormais vendus au plus offrant. Avec son livre coup de poing «Le Corps-Marché», Céline Lafontaine, professeure de sociologie à l’Université de Montréal, dénonce les agissements de certains acteurs peu scrupuleux de l’industrie biomédicale. Elle décrypte les enjeux tant éthiques que politiques liés au développement de la bioéconomie.
La bioéconomie est un concept neuf. De quoi s’agit-il?
Le corps a de tout temps été l’enjeu de logiques économiques, qu’on songe à la prostitution, à l’esclavage ou aux ouvriers de la révolution industrielle. Mais il était à l’époque vendu en tant que force de travail. A l’inverse, la bioéconomie peut être définie comme le morcellement du corps en éléments biologiques – cellules, molécules, os, etc. – et leur exploitation comme source de productivité économique. Lorsque les crises pétrolières des années 1970 ont fait prendre conscience de la finitude des ressources naturelles, la bioéconomie est alors apparue comme une réponse à cette problématique. Le gouvernement américain s’est, par exemple, mis à investir massivement dans les biotechnologies et les OGM, dans l’espoir de faire du vivant une nouvelle source de productivité.
Vous citez les greffes d’organes comme un exemple de cette marchandisation des corps. Comment ce mécanisme s’est-il mis en place?
Cela revient à vendre le corps en pièces détachées. La généralisation des greffes dès les années 1970 a en effet donné lieu à une pénurie d’organes, ce qui a débouché sur la création d’un marché noir. Ce trafic concerne essentiellement les reins, puisqu’on peut survivre avec un seul de ces organes. En Inde et au Bangladesh, les populations pauvres qui n’ont rien d’autre à vendre que leurs corps vont commercialiser leurs reins. Cela les affaiblit souvent à tel point qu’ils ne peuvent plus travailler et deviennent encore plus démunis. En Chine, des organes sont prélevés sur les condamnés à mort. Un test de compatibilité avec le receveur est parfois même effectué en amont de l’exécution pour choisir le bon détenu. En Afrique du Sud, on a vu se développer un tourisme médical de la greffe: on reçoit un nouveau rein et on participe à un safari au cours du même séjour.
Les essais cliniques sont eux aussi rémunérés. Faut-il pour autant parler d’exploitation?
Les tests cliniques sont essentiels à l’industrie pharmaceutique pour développer de nouveaux médicaments. Mais dès les années 1990, on a assisté à un phénomène d’outsourcing, semblable à celui qui s’est déroulé dans l’industrie manufacturière. A l’instar de Novartis, de plus en plus de compagnies pharmaceutiques se sont tournées vers l’Inde et la Chine pour y effectuer leurs essais cliniques. Mais le principal problème, c’est que les effets des médicaments testés sont souvent inconnus. Et les corps sur lesquels on expérimente, dont on tire des données qui seront par la suite commercialisées, ne sont souvent pas ceux qui vont en profiter en premier lieu.
Et nos cellules, ont-elles également une valeur financière?
La possibilité de conserver des cellules en vie hors du corps humain et de les multiplier in vitro a permis de leur assigner une valeur productive. Le cas de Henrietta Lacks (une jeune femme noire décédée d’une tumeur en 1951 dont les cellules cancéreuses ont été multipliées en laboratoire et utilisée pour tester des vaccins et d’autres expériences scientifiques, ndlr) en témoigne. Avec le développement de la recherche sur les cellules souches, ce matériel vivant est même devenu un élément central du traitement. Les cellules ne sont plus utilisées seulement pour la recherche: elles servent à guérir d’autres corps. Plus globalement, la plupart des produits issus du corps (sang menstruel, cordons ombilicaux, prépuces, fœtus avortés, sperme) ont désormais une valeur. Ces déchets humains peuvent être recyclés et commercialisés. Par exemple dans le cadre d’une banque de sang de cordon ombilical, un concept qui repose sur l’idée – controversée scientifiquement – que ces cellules congelées pourront un jour être utilisées pour guérir l’enfant s’il développe une leucémie.
La procréation médicalement assistée a donné lieu à l’émergence d’une véritable industrie. Comment ce marché est-il né?
Il s’agit de l’idéal-type de la bioéconomie. On a transposé aux femmes le modèle de productivité industrielle développé pour l’industrie bovine. La procréation médicalement assistée amène les femmes à produire des dizaines d’ovules au lieu d’un seul, tout en minimisant les effets sur leurs corps, les dangers et même le risque de mort liés à une telle stimulation ovarienne. La congélation des ovules a en outre permis le développement d’un marché pour ce matériel vivant. Des femmes, surtout en Inde, prennent désormais des risques énormes pour vendre leurs ovules. Ce marché est devenu plus important encore, dès le début des années 2000, lorsqu’on a découvert qu’il était possible de générer des cellules souches à partir d’embryons. New York est d’ailleurs devenu récemment le premier endroit au monde qui autorise le prélèvement d’ovules uniquement à des fins de recherche sur les cellules souches. Les mères porteuses représentent une autre facette de cette industrie. Leur rôle est proche de celui d’une esclave ou d’une prostituée, qui vendrait son corps 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, durant neuf mois.
Le corps comporte-t-il encore d’autres parties qui pourraient à l’avenir être commercialisées?
On a vu apparaître récemment des biobanques qui recensent le patrimoine génétique d’une personne. La médecine personnalisée nécessite en effet de grandes bases de données pour identifier les biomarqueurs à l’origine de certaines maladies. Il s’agit d’une perversion de la notion de consentement éclairé. Normalement, on autorise l’usage de son matériel biologique dans un but bien particulier. Mais ici, on ne sait pas à quoi on consent. On ignore quelles maladies il servira à étudier. Au lieu de donner un morceau de son corps à un autre individu, on le donne à la recherche en général.
Qui fixe les prix sur ce marché du biologique?
Dans le cas du trafic d’organes, par exemple, on a affaire à un marché régulé par l’offre et la demande, similaire à celui de la drogue. On retrouve aussi les traditionnels intermédiaires, qui prennent une commission au passage. Mais même réduits à l’état de simples objets, les éléments issus du corps conservent un lien symbolique avec la personne dont ils proviennent. Sur le marché des ovules et du sperme, les prix sont fixés en fonction de la valeur sociale qu’on attribue aux caractéristiques du donateur. Les ovules d’une Européenne aux yeux bleus valent plus chers que ceux d’une Asiatique. Une banque de sperme californienne s’est même spécialisée dans les donateurs à haute valeur ajoutée, qui ressemblent à des champions de basket ou à des stars de cinéma.
Et lorsqu’il n’y a pas de transaction financière, qui profite des retombées générées par ce matériel vivant?
L’apparition des banques de sang, après la Seconde Guerre mondiale, a donné naissance à la logique du don. On lègue son cadavre, on donne son sang ou on prend une carte de donneur d’organes, comme un acte citoyen, pour faire avancer la science ou aider les autres. Mais cette idéologie du don masque la logique d’appropriation capitaliste qui se cache derrière cet acte. Ce matériel vivant va servir à effectuer de la recherche dont les retombées financières iront, non pas au donateur, mais au scientifique. Cette logique a été formalisée en 1980 avec l’adoption du Bayh-Dole Act aux Etats-Unis, qui autorise le brevetage du vivant. Plus récemment, les biobanques et le matériel génétique qu’elles contiennent permettent à des acteurs privés de développer et de commercialiser des médicaments dont ils seront les seuls à profiter financièrement.
Dans le fond, pourquoi s’inquiéter du développement de ce marché du vivant, dans lequel chacun est a priori libre de participer ou non?
Il génère une médecine à deux vitesses, amplifiant les inégalités sociales qui existent déjà. On a d’un côté les citoyens des pays du Sud, qui vendent leur corps, et les femmes, plus vulnérables à l’exploitation commerciale car leur corps, de par sa biologie même, génère de nombreuses cellules souches potentielles (ovules, sang menstruel, cordon ombilical, embryons). De l’autre, on a les populations des pays riches, qui perçoivent la santé comme un droit. Cela les pousse dans une quête consumériste de la santé parfaite. Celle-ci est définie non plus seulement par l’absence de maladie, mais aussi par le contrôle du corps, dont on cherche à repousser les limites et à stopper le vieillissement, notamment en faisant appel à la médecine régénérative. On a affaire à une forme de néo-colonialisme.
Ces inégalités sont-elles uniquement un phénomène Nord-Sud?
Non, la bioéconomie favorise les disparités même au sein des sociétés aisées: les banques privées de sang de cordon ombilical ne sont ouvertes qu’à ceux qui peuvent se les payer. Et les cellules qui y sont entreposées échappent aux banques publiques. Elles ne sont donc plus disponibles pour les autres enfants malades qui pourraient en avoir besoin. A l’ère de la bioéconomie, les corps ne sont pas égaux entre eux. Certains sont exploités au profit d’autres.