Ce qui est valable pour la France,
l'est aussi pour la Suisse...
Baisse des cours et des subventions, impuissance des pouvoirs publics, dettes : la situation des agriculteurs est chaque jour plus critique en France. C'est pourquoi un collectif d'agriculteurs de la Haute-Marne a réalisé une vidéo-choc pour alerter l'opinion sur les suicides dans le monde agricole, un phénomène en forte croissance ces dernières années. À tel point qu'il y en aurait aujourd'hui un tous les deux jours, d'après une étude menée par la Mutualité agricole entre 2008 et 2013.
La vidéo met en scène un jeune agriculteur, qui, après avoir passé son enfance à en rêver, a finalement repris l'exploitation familiale de production de lait. Après son grand-père, puis son père, c'est aujourd'hui à son tour de faire perdurer la tradition. Tout commence sous les meilleurs auspices, avec la souscription à un prêt auprès de la banque, l'installation, puis la gestion de l'exploitation en famille. Jusqu'au jour où les cours du lait baissent. S'ensuit l'engrenage financier.
« Grandes surfaces, politiques : tout le monde s'en fout »
Puis les fins de mois deviennent impossibles à boucler, les dettes s'accumulent, le moral est au plus bas. « Mais alors, que s'est-il passé ? » s'interroge le jeune agriculteur. « Est-ce la faute des laiteries, des grandes surfaces, des politiques ? Peu importe. De toute façon, tout le monde s'en fout », résume-t-il, dépité. Dos au mur, la solution serait de vendre l'exploitation pour éponger les dettes. Mais la pression familiale représente bien souvent une barrière. Difficile d'expliquer à son père qui a travaillé toute sa vie pour lui transmettre son patrimoine qu'il faut aujourd'hui le sacrifier.
Le protagoniste en vient alors à se reprocher sa propre situation. « Et si en réalité, tout était de ma faute ? Pour avoir cru vivre de ce travail, pour avoir cru nourrir ma famille avec ce métier, pour avoir cru en un rêve. Un rêve de gosse devenu un vrai cauchemar. » La vidéo termine sur l'image de ce que l'on imagine être un suicide par pendaison. Et un chiffre : « En 2016, plus de 150 agriculteurs se sont donné la mort .»
Un réseau de sentinelles en Suisse se crée pour soutenir les paysans en difficulté
Le canton de Vaud innove en voulant former l’entourage des paysans, les revendeurs ou les vétérinaires aux signes annonciateurs d’un mal-être. Le projet est piloté par Pierre-André Schütz, pasteur et agriculteur à la retraite.
Cet automne, un cours sera lancé pour former ces volontaires à la détection des signes annonciateurs d’une dépression, d’un burn-out ou d’une solitude extrême. Une première dans le pays. «Aujourd’hui, certains voient bien qu’il y a un malaise, mais ils sont totalement démunis et ne savent quoi faire pour aider, note le pasteur et ancien paysan Pierre-André Schütz, chargé de créer ces réseaux de soutien. Nous essaierons de constituer des binômes avec d’anciens agriculteurs, des vieux sages en quelque sorte, pouvant venir en aide aux paysans en détresse.» Un défi de taille.
Causes de mal-être multiples
Pression sur les prix, endettement, remise de l’exploitation ou encore manque de reconnaissance, de nombreux facteurs pèsent sur le moral des agriculteurs. En 2013, plus de la moitié d’entre eux, sondés dans le cadre d’une étude internationale, se déclaraient stressés, plus d’un tiers en situation économique difficile. Une tendance qui ne semble pas s’être inversée, même si les études manquent sur la question (voir encadré ci-dessus). Face à ce constat, le Service d’agriculture et de viticulture du canton de Vaud (SAVI) a choisi d’agir pour soutenir les 3140 exploitations vaudoises. «L’étude sur le malaise en agriculture en France, au Québec et en Suisse parue en 2014 nous a fait réfléchir, explique Frédéric Brand, chef du SAVI, également président de la Conférence des services cantonaux de l’agriculture de Suisse. Les résultats sont alarmants. Selon un autre sondage, les paiements directs se substitueraient aux aides sociales pour plus de 20% des agriculteurs. C’est un baromètre de leur détresse financière.»
Pour agir, encore fallait-il trouver la bonne formule, afin de percer la carapace des solides gaillards, peu enclins à se confier, encore moins à avouer leurs difficultés. D’autant que d’autres initiatives ont déjà fait chou blanc, comme la ligne d’appel Le Déclic pour les paysans en détresse. Lancée en 2005, elle a raccroché fin 2013, faute de financement. Elle n’avait reçu qu’une dizaine d’appels la dernière année, «un chiffre bien plus bas que le nombre de suicides qui ont dû avoir lieu dans le monde agricole cette année-là», estime Frédéric Brand. «Il y a un réel malaise chez les paysans, mais ils peinent à se confier», regrette l’ancienne présidente du Déclic, Mary-Josée Duvoisin.
Une constellation d’acteurs
Le canton a donc choisi un autre angle d’attaque. Depuis quelques semaines, Pierre-André Schütz, également aumônier quelques heures par semaine dans les écoles d’agriculture de Grange-Verney et de Marcelin, passe ses journées au téléphone et dans les manifestations agricoles du canton pour faire connaître cette démarche inédite. Elle s’inspire du projet des sentinelles au Canada et de leur slogan: «Moins de terrain, plus de voisins». «Je suis pour l’apologie du bistrot, sourit le pasteur de 66 ans, très investi dans ce projet. Les agriculteurs qui s’y rendaient partageaient leurs soucis, ce n’était pas une perte de temps, cela favorisait la solidarité. Agriculteur est un métier solitaire, individualiste et parfois anxiogène. Il faut qu’ils soient capables de reconnaître leurs limites, mais aussi leurs talents.» L’idée de créer un réseau entourant les paysans a mûri pendant près de trois ans dans l’esprit de Frédéric Brand. Une réflexion qui a débouché sur un élargissement du rôle de l’aumônier. Mais aussi de la convention avec les Églises reconnues de droit public – l’Église évangélique réformée du canton et la Fédération ecclésiastique catholique romaine – et le SAVI, avec Pierre-André Schütz comme représentant.
L’homme, paysan, puis ingénieur agronome avant de suivre une formation diaconale, a le profil idéal pour ce poste. D’autant qu’il a connu les affres de la dépression, en 2001. Il a alors demandé de l’aide, puis l’a surmontée en réussissant une licence pour devenir pasteur trois ans plus tard. «Quand un dépressif me dit que je ne peux pas le comprendre, je lui dis que oui, au contraire, poursuit Pierre-André Schütz. Il faut oser dire la vérité, ne pas faire semblant. Dépister les signes avant-coureurs est un sacré défi, le déclic doit venir de la personne.» La démarche sera financée pour une durée de trois ans. «Il faut être proactif, il y a un réel besoin de soutien dans le milieu agricole, constate Christian Pidoux, directeur de l’enseignement agricole vaudois, où des médiateurs et des infirmières sont aussi à l’écoute des élèves. Les femmes sont beaucoup plus ouvertes à ces initiatives que les hommes, qui ont tendance à dire qu’ils vont se débrouiller.»
Respect des convictions
Aux yeux de Pierre-André Schütz, la dimension spirituelle du projet, qui ne devra pas verser dans le prosélytisme, n’est pas un obstacle. Bien au contraire: elle serait importante, les paysans choisissant plus facilement de se confier à des hommes d’Église en qui ils ont confiance ou d’anciens collègues devenus leur binôme, même s’ils ne sont pas pratiquants. «Les agriculteurs sont pour la plupart des croyants enracinés, ils ont une plus grande sensibilité au spirituel. Ils n’iront pas voir un psy, estimant qu’ils ne sont pas malades.»
En créant petit à petit des liens de confiance, il espère arriver à éveiller les agriculteurs à la joie et à l’amour, deux valeurs chrétiennes qui lui tiennent à cœur, à l’opposé de la noirceur de la dépression. Tout en respectant «les convictions et l’enracinement spirituel de chacun».
Un article paru le 25 février 2016 dans l’hebdomadaire Terre & Nature.
CÉLINE DURUZ
FRANÇOIS WAVRE
Les personnes souhaitant contacter l’aumônier peuvent le faire en lui écrivant à pierre-andre.schutz@eerv.ch ou
en appelant le 079 614 66 13