Jean-Baptiste van Loo, Portrait de Saint-Simon (1728, détail),
château de Chasnay, collection particulière
Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, est né à Paris le 16 janvier 1675 et mort le 2 mars 1755. Duc et pair de France, courtisan et mémorialiste, « espion sagace et fantasque de Versailles et des coulisses du pouvoir », c'est un témoin essentiel de la fin du règne de Louis XIV et de la Régence.
Nostalgique d'un âge d'or de la monarchie, il se veut duc et pair professionnel, mais sa croyance en une « aristo-monarchie à visage humain » est aussi l'affirmation d'une spiritualité. Théoricien de la hiérarchie sociale, il propose une vision intériorisée de l'inégalité qui trouve ses racines dans une très ancienne tradition. Imprécateur pugnace, irréductible, il prédit cependant la fin de la monarchie sous les coups de ceux qui veulent abattre« ce qui est grand par soi-même », et dépeint la cour comme une esthétique de la norme aristocratique.
L’œuvre présente une grande diversité dans la composition de chaque texte, mais une grande cohérence dans la vision du mémorialiste et de l'historien d'un monde révolu, fantastique et obsédant. Pour sa culture de la parole, artiste et raffinée, sa liberté stylistique et sa subjectivité, Saint-Simon est considéré comme l'un des plus grands écrivains français du XVIIIe siècle et ses Mémoires comme un monument de la littérature française.
Michelet exprime la séduction et la résistance que la vie, l'idéologie et l'œuvre de Saint-Simon peuvent inspirer : « Je l'ai adopté, critiqué. Je l'ai aimé et désaimé. Le fruit de ces variations, c'est que j'ai pu enfin acquérir, en face de ce rude seigneur, une certaine liberté ».
Sa branche familiale est un duché-pairie, mais depuis seulement quarante ans, créé par Louis XIII, et la profondeur de sa généalogie, l'ancienneté de sa noblesse, compensent cette promotion trop récente. Le duc Claude, père du mémorialiste, garde une reconnaissance profonde pour ce roi et éduque son fils Louis dans la vénération de Louis le Juste.
Des études récentes de la généalogie de Louis révèlent d'autres parentés inattendues mais significatives dans sa biographie : parenté « sauvage » entre sa mère et « la Scarron », et cousinage de Louis et de Fénelon.
François-Régis Bastide suggère que l'« on paraîtra peu sérieux si on remarque la date de naissance de Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, le 16 janvier 1675, en pleine nuit, à Paris sous le signe du Capricorne, dans le domicile de Saturne. Le signe de la solitude inquiète, des cavernes, des chrysanthèmes, des enfants nés vieux, insatiables dans la connaissance, le signe de Sainte-Beuve, d'Edgar Poe et de Cézanne… Je n'insiste pas. Comme il y avait de belles choses à dire ! »
Saint-Simon passe bien d'autres détails sous silence, à commencer par son lieu de naissance, à l'hôtel Selvois, rue des Saints-Pères aujourd'hui détruit, correspondant au no 44 de l'actuel boulevard Saint-Germain. Le prénom donné au « jeune espoir de la lignée nouvellement ducale » traduit également un point prestigieux entourant sa naissance : le 29 juin 1677, Louis est baptisé dans la chapelle de Versailles, « en présence des parrains les plus illustres qui se puissent trouver : le Roi et la Reine ».
Les Mémoires et surtout la Note sur la Maison de Saint-Simon laissent deviner, en revanche, les enjeux liés à cette naissance en plaçant le héros dans un « Panthéon mythistorique ». Claude de Rouvroy, né en 1607 et devenu duc et pair en janvier 1635, grâce à la faveur de Louis XIII, avait épousé Charlotte de L'Aubespine le 17 octobre 1672. Les deux parents de Louis sont donc relativement âgés lorsqu'il vient au monde : le duc Claude a presque soixante-neuf ans, et son épouse en a environ trente-cinq.
Du premier mariage de son père, le 26 septembre 1644, Saint-Simon a une demi-sœur prénommée Marie-Gabrielle. Née le 2 décembre 1646, elle a vingt-huit ans de plus que lui. Il naît ainsi dans une solitude entière, par « le défaut de tous proches, oncles, tantes, cousins germains », qu'il ressent comme un malheur.
L'enfance de Saint-Simon est mal connue. Le mémorialiste résume lui-même ses années de formation en une phrase tranchante : « Je pris donc ma résolution de me tirer de l'enfance, et je supprime les ruses dont je me servis pour y réussir ». « Triste enfance ! » considère François-Régis Bastide, où « la grande distraction » est d'aller tous les ans à Saint-Denis, le 14 mai, pour le service en l'honneur de Louis le Juste où, d'ailleurs, il n'y a jamais personne, ce qui entraîne un « petit couplet sur l'ingratitude envers les Bons Rois… » Le jeune garçon, titré vidame de Chartres, assiste également avec son père à des obsèques royales et princières : « Ce sera, décidément, un enfant très fort sur les funérailles. Il n'en manquera aucune ».
L'enfant reçoit de sa mère une éducation austère et solitaire, qu'il décrit comme « une éducation fort resserrée, qui le sépara fort du commerce des gens de son âge au genre de vie desquels il n'était d'ailleurs pas naturellement tourné ». Tout en étudiant le latin et les sciences avec un gouverneur et un précepteur disciple de Malebranche, Saint-Simon se considère « né pour la lecture et pour l'histoire ». Dans le même temps, son père lui enseigne la généalogie et les alliances des grandes familles, l'étiquette de cour et les divers rangs de préséance au parlement, qui définissent une grande part de sa personnalité. La pairie que lui transmettra son père se double d'une véritable dévotion à l'égard de celui qui fut à l'origine de l'érection de la duché-pairie de Saint-Simon, Louis XIII, dit le Juste, parce qu'il avait su respecter "les lois les plus saintes et les plus inviolables" du royaume. Parmi les rares faits notables de cette « enfance sans histoire », il faut citer les visites, et les séjours durant la quinzaine de Pâques, qu'il fait régulièrement au monastère de La Trappe. Ce monastère est proche du château familial de La Ferté-Vidame, et l'abbé de Rancé, qui est un ami de son père, sera considéré par Saint-Simon comme son père spirituel : « il vit avec bonté ces sentiments dans le fils de son ami, il m'aima comme son propre enfant, et je le respectai avec la même tendresse que si je l'eusse été ».
Ainsi, « la vertu est son premier trait », selon François-Régis Bastide : « élevé par le père que l'on sait, il devait avoir cette âme antique, ce goût des vieilles gens d'une époque plus droite, et ces ricanements de vertu ». Il est remarquable, en effet, que le seul souvenir d'enfance de l'écrivain s'articule autour d'un rire sous cape, à propos du chevalier d'Aubigné, frère de Madame de Maintenon. Yves Coirault relève comme « bien rares, trop rares dans les Mémoires (mais l'enfant n'a pas la vie facile dans la littérature de l'époque…) de tels souvenirs d'enfance et de jeunesse » : ce souvenir a probablement contribué à la vocation du futur mémorialiste et à son goût pour les portraits littéraires.
Saint-Simon refuse explicitement de se décrire par son caractère, en parlant de lui-même : « comme ce dernier est plein de vie, on se gardera de le donner : c'est une loi qu'on s'est faite dans ces notes ».
Delphine de Garidel a rassemblé les traits, épars dans les Mémoires, qui permettent d'esquisser un autoportrait de Saint-Simon, au moins le masque qu'il désire présenter. Il se dit ainsi petit et délicat, d'une figure peu avantageuse. Peu doué pour l'arithmétique (ce qui expliquerait sa défiance plus tard du monde de la finance), il avoue une froideur pour les lettres ; pudique (« je n'ai jamais aimé les scènes et les plaidoyers publics »), moral (« je n'ai jamais été faux ») et sensible.
Dans les Mémoires, d'autres personnages évoquent la personnalité de l'auteur, capable aussi de haine et de méchanceté. En premier lieu Louis XIV lui-même, qui le souligne par ces mots « Mais aussi, monsieur, c'est que vous parlez et que vous blâmez ; voilà ce qui fait qu'on parle contre vous » et il apparaît à ses contemporains effectivement comme un homme « si remuant, si plein d'esprit et de connaissances, si dangereux ». Ce trait de caractère est confirmé par le duc de Luynes dans une correspondance : « j'ai trouvé notre ami M. le duc de Saint-Simon plus méchant que jamais », et finalement par Saint-Simon lui-même qui reconnaît avoir « si bien su aimer et haïr ». Une certaine perversité lui donne la satisfaction d'aller annoncer lui-même la défaite des bâtards à leur sœur la duchesse d'Orléans, ou l'exil de Jérôme de Pontchartrain à son père, après avoir contribué à leur disgrâce. Sa ténacité dans ses obsessions et ses haines est soulignée par le duc d'Orléans.
Le contenu de sa bibliothèque (6233 ouvrages recensés à sa mort) complète le portrait par des indications sur ses centres d'intérêt et ses recherches intellectuelles. On y trouve en particulier des livres de généalogie, abondants, des biographies de premiers ministres, des traités d'architecture, des traités de nécromancie, sur la cabale ou l'occultisme, et des ouvrages pieux de la Trappe, ou les ouvrages de Balthazar Gracian.
Philippe d'Orléans, futur régent, est né le 2 août 16747. Saint-Simon est donc « plus jeune que lui de huit mois ». La relation nouée entre les deux jeunes garçons devient « un tel et si long attachement, puisqu'il a duré en moi pendant toute sa vie, et qu'il durera toute la mienne », que les Mémoires ne vont pas au-delà de 1723, lorsque le Régent meurt.
Si elle ne va pas jusqu'à la camaraderie en raison des différences de caractères entre un Saint-Simon vertueux, mélancolique et ambitieux, et un duc d'Orléans débauché, « comme enterré » avec ses maîtresses, « son genre de vie, sa négligence et sa facilité naturelle » cette amitié devient complice dans les cabales où l'un et l'autre se trouvent mêlés, inquiète des faux pas de préséance que le prince pourrait faire, affectueuse et réciproque, lorsque le duc et pair est tenté de se retirer.
Surtout, la fidélité de Saint-Simon envers Philippe d'Orléans est inébranlable, même dans les pires moments de sa défaveur auprès de Louis XIV. S'ils se brouillent parfois « pour des nuits perdues à faire de la chimie ou de l'aquarelle, ce qui est la même chose, pour Saint-Simon : le comble de la dépravation » c'est « pour se raccommoder avec transports », à tel point que François-Régis Bastide y voit « trop de compagnonnage, lorsque sonne enfin l'heure de marcher côte à côte dans les voies du pouvoir », en 1715.
La princesse Marie-Anne de Bavière, épouse du grand Dauphin, meurt le 20 avril 1690. Saint-Simon donne une relation de ses funérailles, « bourrée de détails de préséances », dont le titre est déjà significatif : « Cérémonies observées en l'Église de l'Abbaye Royale de St Denis en France le lundi 5 du mois de Juin en l'année 1690 — en la célébration du service solemnel pour le repos de l'ame de très-haute, très-puissante et excellente Princesse Marie Anne Victoire Christinne Josèphe Bénédictine Rosalie Petronille de Bavière Dauphine de France et de l'enterrement du corps de cette Princesse, receully par M. Louis de St Simon Vidame de Chartres qui y fut présent ».
Dans ce texte, « le premier essai du mémorialiste », composé en manière de remerciement — « comme on donne à sa mère, après les vacances, une aquarelle de prairie » — Saint-Simon remarque une foule de détails de préséance et François-Régis Bastide le souligne : « Voilà comment est Saint-Simon, à quinze ans. Voilà comme il regarde, et ce qu'il regarde ! ». De cette première esquisse aux grands tableaux de cour des Mémoires, Saint-Simon conserve « ce même ton inconscient d'enfant sage qui était le sien, à quinze ans, aux obsèques de la Dauphine de Bavière » où se trouve même une définition de la révérence .
La hiérarchie, son caractère sacré, constituent le fondement de l'idéologie de Saint-Simon, et Emmanuel Le Roy Ladurie rappelle que « la hiérarchie se déchiffre au plus près dans les rites de deuil, non dénués de sacralité ».
Fils unique, sa mère le presse de se marier, et il demande au duc de Beauvilliers la main de l'une de ses trois filles ; le mariage ne put se faire, mais cette démarche est le début de « l'amitié la plus tendre, la plus intime, la plus égale » entre les deux ducs. Le 8 avril 1695, il épouse « Marie-Gabrielle, fille aînée de Guy de Durfort, duc de Lorges, maréchal de France, capitaine des gardes du corps », qui le commanda pendant les campagnes du Rhin et dont la mère, née Frémont, vient d’une famille roturière et fournit une dot importante. Sa vie durant, son épouse fera preuve d'incomparables vertus par « sa piété inaltérable […] sa vie si simple, si constante, si uniforme, si solide, si admirable, si singulièrement aimable ».
Le couple reste très uni par « la tendresse extrême et réciproque, la confiance sans réserve, l'union intime parfaite, sans lacune, et si pleinement réciproque », jusqu'à la mort de Marie-Gabrielle. Leur mariage, bien qu'arrangé comme le veut l’époque, fait de Saint-Simon « l'homme le plus heureux goûtant sans cesse le prix inestimable de cette perle unique, réunissant tout ce qu'il est possible d'aimable et d'estimable avec le don du plus excellent conseil, sans jamais la plus légère complaisance en elle-même »S 30. Les finances « ne lui entrant pas dans la tête », le duc en laisse le soin à son épouse, qui le soutient également dans ses périodes de doute, ce qui fait dire au duc : « Voilà quel trésor est une femme sensée et vertueuse ! »
Le 8 septembre 1696 naît sa première fille, Charlotte. Cette naissance est suivie de celles des deux fils de Saint-Simon, Jacques-Louis le 29 mai 1698 et Armand le 12 août 1699.
L'éducation de Saint-Simon ne néglige pas les exercices physiques, équitation et escrime, et il manifeste le désir de servir à l’armée. En 1691, alors qu’il a 16 ans, son père, déjà âgé (il a 86 ans), qui s'est installé dans un modeste hôtel particulier de Versailles, intrigue à la Cour pour le faire entrer dans les mousquetaires gris. Emmanuel Le Roy Ladurie remarque qu'il terminera sa carrière militaire peu après que son père, décédé, n'est plus là « pour lui servir de surmoi professionnel ».
Il est présenté à Louis XIV par l'entremise du chirurgien du roi, ami de Claude de Rouvroy ; le roi le « trouvant petit et l’air délicat, lui dit que j’étois encore bien jeune »S 33, mais accepte son entrée chez les mousquetaires gris. Il participe ainsi comme chef de bataillon en 1692 au siège de Namur puis en 1693 à la bataille de Neerwinden. Peu de temps après, Louis achète le Royal-Carabiniers grâce à son ami le duc de Beauvilliers, et devient mestre de camp. En 1697, il participe à une expédition en Alsace sous le commandement du maréchal de Choiseul. C’est son dernier séjour aux armées : il supporte de plus en plus mal l’obligation qui lui est faite de passer deux mois par an avec son régiment. Le sien est réformé, il n’est plus que « mestre de camp à la suite », sous les ordres d’un simple gentilhomme.
Ses responsabilités militaires passent au second plan face à la charge de la duché-pairie, après la mort de son père Claude de Rouvroy de Saint-Simon en avril 1693. En 1702, alors qu’il néglige son régiment pour la vie de cour, Louis se voit dépassé pour une promotion par des officiers plus récents que lui dans leur grade. Parmi eux, le comte d’Ayen, futur duc de Noailles, qui est ensuite, sa vie durant, l’ennemi juré du duc (« Le serpent qui tenta Ève, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est l’original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte et la plus fidèle », déclare ce dernier dans les Mémoires). Devant ce qu’il considère comme une injustice flagrante, Saint-Simon quitte l’armée prétextant des raisons de santé et devient un courtisan assidu à Versailles, mais Louis XIV lui tient longtemps rigueur de cette défection.
D'après la relation qu'il en donne lui-même, ses neuf années au service du roi et ses exploits militaires se limitent, en dehors de quelques actions mineures, à « l'assiduité auprès des princes, généraux et maréchaux ». Cette activité mondaine constitue cependant un excellent poste d'observation qui lui fournit, pour ses Mémoires, de nombreux récits de sièges et de batailles. Il s'estime cependant bon serviteur du Roi, ayant « commandé avec application et réputation », alors que « sa carrière militaire fut l'un des fruits les plus secs de l'immense armée française en ces années-là », avec l'image d'un « mestre de camp aux allures de spectateur ».
Emmanuel Le Roy Ladurie estime que Saint-Simon a toute sa vie une position ambiguë vis-à-vis de la cour, « tenté d'y être sans en être [...] et professé des relations d'amour-haine ». En effet, sa présence à la cour marque sa dépendance par rapport à la faveur royale, mais son éloignement de la cour risquerait de laisser dévaluer son rang de duc et pair, ou de provoquer la disgrâce.
Saint-Simon est devenu à 18 ans duc et pair, à la mort de son père le 3 mai 1693. Son activité de courtisan commence en 1702 lorsqu'il quitte le service à l'armée, et se termine en 1723 après la mort de Philippe d'Orléans.
Selon Emmanuel Le Roy Ladurie, l'infrastructure matérielle du château de Versailles, et l'attribution des appartements, pourrait être lue avec l'idéologie de Saint-Simon, d'un point de vue sociologique, avec sa « hiérarchie sacrale, bâtardophobe, cabaliste, hypergamiste-féminine, et parfois renonçante ».
Outre son domaine de La Ferté, son père ayant acheté un hôtel particulier à Versailles, Saint-Simon noue des amitiés solides au sein de la Cour et, en 1702, il obtient un appartement pour lui et sa femme au château de Versailles : c’est l’ancien appartement du maréchal de Lorges, son beau-père, dans l’aile nord. En 1709, il perd son logement mais Pontchartrain lui en prête un autre, situé au deuxième étage de l’aile droite des ministres, puis en 1710, Saint-Simon ou plutôt son épouse, nommée dame d’honneur de la duchesse de Berry obtient un grand appartement, attribué auparavant à la duchesse Sforza et à la duchesse d'Antin.
Il dispose ainsi d'un appartement au château de Versailles jusqu'à sa mort, et le Régent mettra également à disposition le château de Meudon pendant quelques années. Il possède aussi un hôtel particulier à Paris. Ces hôtels et hébergements permettent à Saint-Simon de participer très activement à la vie de la société de Cour, et d'observer sans cesse « le spectacle permanent de l'histoire générale et locale telle qu'elle est en train d'advenir ». Il consignera ces observations dans ses Mémoires, sous forme de portraits, de confidences, d'entretiens, d'anecdotes et mots d'esprit, « bagatelles instructives », mais il observe aussi « le mécanique extérieur du journalier [...] parce que rien n'influe tant sur le grand et sur le petit que cette mécanique des souverains ».
A Versailles, Saint-Simon mène la vie d'un courtisan, participant aux intrigues qui animent la vie de la Cour, aux querelles de préséance, de rang, à la recherche de faveurs « bagatelles de vanité » : croix de Saint-Louis, justaucorps à brevet, grandes entrées, et surtout le logement au château. Dans les Mémoires, il se pose comme « celui qui fait agir les autres [...], metteur en scène, « cerveau » caché » : il participe aux cabales et tente d'en monter une, mais se révèle cependant meilleur dans l'analyse que dans la machination.
Il est témoin des grandes questions qui animent la cour (bulle Unigenitus, quiétisme, succession d'Espagne, jansénisme, système de Law...), produit des textes politiques, qui restent parfois anonymes (Projet de gouvernement, plusieurs mémoires...), multiplie les entretiens. Il participe ainsi à l'intense vie intellectuelle qui anime la société de cour, pour diffuser ses idées sur l'organisation politique de la monarchie.
Dans ses Mémoires, il déplore à tort ou à raison des périodes de disgrâce. Le Roy Ladurie attribue ces jérémiades à « une répétition des rengaines de solitude que lui serinait sa mère en son enfance au sujet de sa déréliction familiale en tant que tout jeune fils d'un père très vieux », et Saint-Simon rapporte en effet les efforts de sa mère pour « me rendre tel que je pusse réparer moi-même des vides aussi difficiles à surmonter ». Il jouit cependant d'amitiés fortes à la Cour, et Louis XIV lui manifeste parfois estime et amitié. Les périodes de doute ne durent donc jamais, et « Mme de Saint-Simon, qui s'ennuie à la campagne, a vite fait de tirer gentiment les oreilles à son époux et de le faire revenir dare-dare à la Cour ».
Il est ainsi à la cour une sorte de personnage, et ayant acquis une certaine importance pendant la Régence, devient même « la cible d'attaques et de chansons satiriques qui moquent en lui l'avorton, le boudrillon, le petit morpion, le bourgeois poltron » ce qui constitue l'indice d'une percée, si médiocre soit-elle, sur la scène politique.
Malgré une activité politique constante, par ses textes, son influence et les fonctions qu'il a occupées sous la Régence, Saint-Simon échoue à influer sur les décisions politiques, et son rôle peut paraître aujourd'hui limité en la matière. Dans ses Mémoires, il se dépeint d'ailleurs en héros d'une mission impossible dans une cour corrompue.
Au XVIIIe siècle, la duché-pairie était devenue une dignité vide aux yeux de Saint-Simon, sans autre fonction qu'incarner un idéal social. Il a d'autant plus souffert de ce vide qu'il n'a jamais exercé de hautes fonctions militaires ou de gouvernement. Toute sa vie, « sans relâche et sans jamais tomber dans le piège de se laisser rebuter par rien », Saint-Simon se bat pour maintenir la dignité et les prérogatives de cette catégorie, à laquelle il appartient et qu'il considère, et tente de faire reconnaître, comme intermédiaire entre la famille royale et la noblesse.
Placée en tenaille, elle a besoin « plus que nulle autre d'être tirée de ses propres ruines et rétablie dans quelque sorte de lustre ». En effet, le danger vient d'en haut de la hiérarchie, avec les bâtards qui font reculer d'un rang les ducs et pairs en obtenant en mai 1694 une place intermédiaire entre la famille royale et les ducs et pairs, mais le danger vient aussi de la plus petite noblesse, qui peut s'allier aux bâtards, par exemple dans l'« affaire des bonnets ».
Le danger est présent à l'intérieur même de la catégorie des pairs : « l'ignorance honteuse de plusieurs ducs et pairs sur leur dignité, et la bassesse de quelques autres n'a pas porté de moindres coups [...] je n'oserais y ajouter l'indifférence d'un grand nombre et la mauvaise honte là-dessus de plusieurs ; et c'est là ce qui sape cette dignité par ses fondements ». Saint-Simon prend même « pour exemple et modèle en tout » l'ordre des cardinaux, qu'il combat pourtant pour son caractère ultramontain, qu'il jalouse pour les « prétentions excessives de ces frères ridicules des rois de la terre », malheureusement « admis aux affaires » (Richelieu, Mazarin, Dubois, Fleury...), mais dont il envie leur « union intime ».
Le combat de Saint-Simon n'est pas seulement intéressé, pour le maintien des avantages afférents à son rang, mais répond aussi à sa conviction qu'« abattre tout ce qui est grand par soi-même [particulièrement les ducs et pairs] présage si sûrement la fin et la dissolution prochaine de cette monarchie ». Emmanuel Le Roy Ladurie et Yves Coirault s'accordent pour estimer que cette prophétie de la fin de la monarchie n'est pas une anticipation par Saint-Simon de la Révolution, mais qu'elle exprime sa conviction que la monarchie repose sur le socle de cette hiérarchie divine. La monarchie est entrée, à ses yeux, dans une lente agonie et ne peut survivre longtemps à ce travail de sape qui la ronge, entrepris par Mazarin pour « ruiner les seigneurs, qu'il haïssait et méprisait, ainsi que toute la nation française ».
Saint-Simon est cependant conscient, après son éloignement de la cour en 1723, de l'échec de sa lutte pour la défense de la dignité des ducs et pairs. En 1728, il écrit au cardinal Fleury « je la tiens éteinte, et moi en particulier pour mort. [...] Tout cela est mort pour moi. »
La société dans laquelle vit Saint-Simon est dominée, en « ces temps de brillant », par la catégorie intellectuelle de l'esprit comme unité de mesure de toute valeur humaine et sociale. De nombreux portraits font référence à l'esprit du personnage dépeint, pour en souligner l'absence ou vanter son charme. Cet esprit « fort répandu » se traduit par l'intense activité intellectuelle, politique et littéraire, dont Versailles et Paris sont le siège au XVIIIe siècle, et dans laquelle Saint-Simon s'inscrit par ses entretiens et ses écrits. Marc Fumaroli la nomme « la diplomatie de l'esprit », elle est cet effort de compromis entre passions et intérêts opposés, par la conversation et l'écriture, à l'intérieur des cours.
Pour le chrétien, « c'est une charité due à ceux qui gouvernent » de les éclairer « pour les garantir de pièges, de surprises et surtout de mauvais choix », alors « puisqu'il s'agit de raisonner utilement autant que les ténèbres dont nous sommes enveloppés le peuvent permettre, il faut raisonner avec une entière liberté ». Il doit travailler tenacement, par ces voies de « la diplomatie de l'esprit » qui lui sont laissées (les entretiens, les notes et mémoires), à combler l'abîme qui s'est creusé, par l'aveuglement du roi, entre le royaume tel qu'il peut et doit être, l'idée, l'image, la finalité essentielle du royaume, et la monarchie dévoyée par la raison d'état.
Par ses entretiens politiques avec le duc de Bourgogne, puis avec le Régent, par ses textes didactiques (notes, mémoires), Saint-Simon contribue comme « ces gens du monde et du grand monde qui baignent dans cette activité négociatrice incessante, [au] principe de l'harmonie relative, fragile, sensitive, mais somme toute réelle et bénéfique, qui prévient alors l'Europe contre toute explosion majeure parmi ces hommes accoutumés à la modération et à la conciliation ». Entre 1710 et 1714, le duc écrit ainsi de nombreux mémoires et textes politiques, par exemple les Vues sur l'avenir de la France ou le Projet de rétablissement du royaume de France.
Saint-Simon est partisan et ami du petit-fils de Louis XIV, le duc de Bourgogne, second sur la liste de succession. Fénelon, avant sa disgrâce, avait été son précepteur et « on y sentait briller les traits d'une éducation également laborieuse et industrieuse, également savante, sage, chrétienne, et les réflexions d'un disciple lumineux qui était né pour le commandement ». Il avait également constitué autour du prince un petit groupe de ducs vertueux (Chârost, Beauvilliers, Chevreuse) et amis de Saint-Simon. À la mort de Monseigneur, en 1711, c'est lui qui devient le Dauphin, et Saint-Simon espère alors accéder à un avant-règne pour promouvoir ses idées.
Le soutien public apporté au Cardinal de Noailles, soupçonné de jansénisme, avait mis Saint-Simon dans une situation difficile. Mais, dans la perspective d'accéder au pouvoir avec l'appui du nouveau Dauphin, Saint-Simon obtient de lui des audiences privées, où ils abordent tous les sujets. Si l'on en croit le duc, le futur roi approuve ses vues en tout, particulièrement sur le principal combat de Saint-Simon, celui de la dignité des ducs et pairs : « le Dauphin, particulièrement attentif, goûtait toutes mes raisons, les achevait souvent en ma place, recevait avidemment l'impression de toutes ces vérités. Elles furent discutées d'une manière agréable et instructive ».
Mais en 1712, le duc de Bourgogne meurt à son tour, en même temps que son épouse et leur fils aîné. L'espoir de Saint-Simon est ruiné. À ce point des Mémoires, l'émotion lui fait seulement écrire : « Ces Mémoires ne sont pas fait pour y rendre compte de mes sentiments : en les lisant, on ne les sentira que trop, si jamais, longtemps après moi, ils paraissent ». Il écrit alors les Projets de gouvernement résolus par Mgr le duc de Bourgogne dauphin, après y avoir mûrement pensé, qui sont probablement le résultat de ces entretiens, et dont le destinataire et la diffusion nous sont inconnus. Les idées sont cependant essentiellement les siennes.
L'annonce de la mort du Grand Dauphin et le spectacle de son palais de Meudon, la nuit de sa mort, donnent une page célèbre des Mémoires.
Saint-Simon nomme quatre personnages les « monstres », qu'il fait profession de haïr et combat : le duc de Noailles, le duc du Maine, Pontchartrain et l'abbé Dubois. Sa haine correspond à des oppositions politiques, mais aussi à des ressentiments personnels.
Le duc et pair poursuit les monstres de sa vindicte avec plus ou moins de succès : il paraît impuissant contre Dubois, évince Pontchartrain, triomphe contre le duc de Noailles et le duc du Maine. Georges Poisson indique qu'il nous donne souvent des exemples de « sadisme » dans ces occasions, au moins dans le récit qu'il en fait dans les Mémoires. Souvent partial, injuste, voire méchant, il noircit sans nuances le portrait de ces hommes.
L'abbé (puis cardinal) Dubois, ministre d'origine roturière. Dubois est anglophile et jésuitophile, cardinal et premier ministre, ce qui suffit largement à le faire considérer comme un ennemi intime par le duc et pair. Saint-Simon ne peut cependant s'opposer à son ascension auprès du Régent, qui apprécie en particulier sa politique étrangère, alors que Saint-Simon n'en comprend pas les subtilités. Le cardinal doit cependant accepter la nomination du duc pour l'ambassade d'Espagne, ce qui place le duc sous sa dépendance politique et financière. Saint-Simon est ainsi contraint de s'humilier en quémandant de Dubois ses instructions et ses gratifications monétaires, dans des lettres pleines de respect. De retour d'Espagne, ruiné, il est devenu quémandeur du cardinal, et ne digère pas cette dernière couleuvre. Le petit duc se venge du cardinal dans ses Mémoires en salissant exagérément sa mémoire.
Le duc du Maine, l'aîné des bâtards. Issus de la faiblesse du roi pour les femmes, les bâtards sont le malheur du royaume, ces « monstres qui l'ont pensé perdre, et qui au moins l'ont déchiré ». L'aîné, le duc du Maine, est de plus « ce barbare qui sacrifia sa mère au solide fondement de sa grandeur » en aidant Madame de Maintenon à se débarrasser de Madame de Montespan. Louis XIV a légitimé les bâtards, ce qui leur donne l'espoir de succéder au Roi et ajoute à la haine qu'éprouve à leur égard Saint-Simon. Le duc et pair a l'immense satisfaction de participer activement à la chute du duc du Maine en conseillant le Régent dans cette manœuvre, puis d'annoncer lui-même cette victoire à sa sœur, la duchesse d'Orléans.
Le duc de Noailles, la jalousie. Maréchal mais piètre stratège et médiocre politique, Noailles ne semble pas avoir de torts importants à l'encontre de Saint-Simon, qui le fait d'ailleurs nommer au Conseil des Finances au début de la Régence, peut-être pour le perdre dans cette fonction périlleuse en raison de la situation budgétaire. C'est finalement Dubois qui éloigne Noailles du pouvoir, à la satisfaction du duc. On comprend mal la raison de la haine tenace que le duc manifeste constamment à son égard : « le serpent qui tenta Ève et qui perdit le genre humain, est l'original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte et la plus fidèle ». Georges Poisson suggère une jalousie à l'encontre d'un homme réputé pour sa prestance et qui, maréchal et ministre, réussit partout où Saint-Simon a échoué. Noailles est ainsi promu dans l'ordre du Saint-Esprit quatre ans avant Saint-Simon à la grande surprise de celui-ci.
Jérôme de Pontchartrain, le camarade d'enfance. Louis et Jérôme sont liés depuis de longues années, car « le père avait été toujours ami du mien, et avait fort désiré que je le fusse de son fils, qui en fit toutes les avances ; et nous vivions dans une grande liaison ». Mais en 1713, un banal conflit de compétences survient entre Jérôme, ministre de la Marine, et Louis, gouverneur de la forteresse de Blaye. Saint-Simon est finalement désavoué par Louis XIV à la demande de Pontchartrain. Il en garde une haine profonde, jure de tout sacrifier à « la ruine et perte radicale de Pontchartrain » et parvient à l'évincer du Conseil de Régence. Georges Poisson formule l'hypothèse que la détestation par le duc et pair de son ancien ami trouve son origine dans le fait qu'ils ont de nombreux points de ressemblance, mais Pontchartrain est secrétaire d'État quand Saint-Simon demeure dans son « néant » : « je savais parfaitement toute la disproportion de crédit et de puissance qu'il y avait entre un secrétaire d'État et moi ». Il prend sa revanche en annonçant lui-même sa victoire au père de Jérôme.
Louis XIV a exclu de son conseil les princes et les ducs et a choisi des secrétaires d'État roturiers : « Superbe du Roi, qui forme le colosse de ses ministres sur la ruine de la noblesse ». Ces ministres, situés très en dessous des grands seigneurs, cherchent à acquérir un statut comparable et Saint-Simon souligne, pour la dénoncer, la discordance entre l'organisation statutaire des rangs, marquée par les symboles, et d'autre part le pouvoir réel. Ce fossé se comble partiellement sous Louis XV, mais Saint-Simon reste exclu des charges de gouvernement.
Pendant la Régence, il exerce une fonction de conseil pendant les premières années, mais refuse systématiquement des fonctions de responsabilité que lui propose Philippe d'Orléans : les Finances, la présidence du Conseil des Affaires du dedans, les Sceaux, les postes de premier gentilhomme de la Chambre et de gouverneur du Roi.
Après la mort de Louis XIV, la cour « disparut entièrement », le régent Philippe d'Orléans se trouve politiquement isolé, et fait appel à des hommes de talent, dont son ami Saint-Simon qui avait été mentionné par Fénelon parmi les seigneurs sur lesquels « on peut jeter les yeux » pour constituer un Conseil de Régence. Pourtant, Patrick Dandrey souligne la contradiction entre l'inspiration libérale qui animera la Régence et le monarchisme nostalgique de Saint-Simon.
Le duc perd donc son poste d'observation à la cour mais arrive aux affaires, il devient un membre influent et actif du groupe au pouvoir. La Régence, d'inspiration libérale, débute à l'automne 1715.
À cette époque qui suit la mort du Roi, les réflexions politiques représentent « des règles de salut [...], comme une réaction nobiliaire, anti-absolutiste et anti-roturière, ainsi qu'une éthique aristocratique ». Saint-Simon conseille le Régent, en particulier pour l'organisation de la polysinodie qu'il avait déjà proposée avant même la mort de Louis XIV. Ce système remplace le gouvernement des secrétaires d'État, qu'il abhorre, par une série de conseils où les aristocrates et les grands seigneurs auraient les premières places dans la recherche d'un consensus des classes dirigeantes, c'est-à-dire l'aristocratie.
Pierre Mignard, Portrait du duc d'Orléans, frère de Louis XIV,
musée des beaux-arts de Bordeaux
Philippe d'Orléans accepte certaines de ses idées, en récuse d'autres « avec ménagement et sourire ». Saint-Simon épuise ainsi son crédit politique dans l'« affaire du bonnet », où il échoue faute de soutien du Régent sur une question somme toute mineure de préséance des ducs et pairs au Parlement. Il organise par contre avec succès l'éviction, le 26 août 1718 par Philippe d'Orléans, des bâtards hors de l'ordre de la succession, et l'éducation du petit Louis XV est retirée au bâtard duc du Maine : Saint-Simon, organisateur de la débâcle de ses ennemis, pense mourir de joie.
Grand propriétaire foncier, c'est avec l'esprit de l'ancienne noblesse terrienne que Saint-Simon réfléchit en matière économique, et, pour les Finances, il a une image plutôt positive de Law, dont les réformes ruinent surtout les rentiers. Mais il se considère incompétent en cette matière, et lorsque le Régent lui propose de présider le conseil des Finances, il juge plus prudent de se tenir éloigné de ces questions, difficiles dans le contexte budgétaire de la Régence. Il refuse donc cette fonction risquée, qu’il propose (peut-être perfidement) de confier à un de ses ennemis jurés, le duc de Noailles.
La polysinodie est mise en place, mais réunit plus de gens de robe que de grands seigneurs, et ne dure que peu de temps. Il s'implique dans la politique étrangère davantage que dans les finances, mais Emmanuel Le Roy Ladurie estime qu'il n'a « à peu près rien compris à l'intelligente diplomatie de Dubois ». Il tente d'utiliser son influence dans les nominations au sommet de l'État, mais est finalement peu écouté dans ses propositions hostiles aux parlementaires ou aux jésuites.
Cependant, la polysinodie est rapidement discréditée, et le duc est de plus en plus supplanté par le cardinal Dubois, ancien précepteur du Régent et futur Premier ministre. Mais Philippe d’Orléans lui conserve son amitié et lui prête même en 1719 le château de Meudon, honneur considérable, suivi de plusieurs propositions de postes que Saint-Simon refuse sous des prétextes divers.
Pendant cette Régence, il fait preuve d'un génie finalement plus littéraire que politique, se montre peu apte aux manœuvres politiques, et Philippe d'Orléans ne lui accorde jamais l'importance que lui-même s'attribue dans ses Mémoires. Il n'a probablement pas compris grand-chose à la politique que le Régent mène avec Dubois, et, bien que philippien fidèle, il est « mis au rebut » à son retour de l'ambassade d'Espagne.
La mort du Régent en 1723 met fin à une « régence qui aurait pu être si belle, si utile au Royaume, si glorieuse au Régent ». Et, paraphrasant le duc lui-même, « le Régent mort fut son dernier coup de foudre, qui retrancha jusqu'à l'espérance et à ce vain amusement de la cour. »
En 1706, son nom avait été proposé pour le poste d'ambassadeur à Rome, en remplacement du cardinal de Janson. Mais, au dernier moment, une promotion de cardinaux ayant été faite, Louis XIV avait décidé d’envoyer plutôt le tout nouveau cardinal de La Trémoille.
Armoiries de Louis de Rouvroy, Duc de Saint-Simon, Grand d'Espagne
En 1721, le Régent son ami lui révèle deux projets d'union croisés, entre l'infante d'Espagne et le jeune Louis XV, et entre sa propre fille et le prince des Asturies. Saint-Simon lui demande aussitôt de l'envoyer comme ambassadeur extraordinaire faire la demande solennelle du premier mariage et en signer le contrat. Le duc admire la cour d'Espagne pour son immobilité « quasi conventuelle », son deuil perpétuel et sa piété immuable, mais le motif de sa décision subite est ailleurs : il supplie le Régent d'intercéder auprès de Philippe V pour qu'en récompense la grandesse soit attribuée à son second fils, Armand Jean, marquis de Ruffec (la grandesse offrant en France tous les honneurs accordés aux ducs français). Le Régent accepte.
Le cardinal Dubois est contraint d'accepter la nomination de Saint-Simon, mais espère ainsi ruiner le duc sous le coût financier des frais énormes de cette ambassade. C'est le cardinal qui donne au duc et pair ses instructions, et le duc s'exécute avec beaucoup de déférence, tout en déjouant les pièges dont il se dit convaincu que Dubois lui tend dans l'exécution de l'ambassade : « Il avait résolu, en gardant tous les dehors, de me ruiner et de me perdre. »
Cet épisode doré est son chant du cygne. Il revient Grand d'Espagne, conjointement avec son second fils, mais ruiné : le terme de son séjour est « plus que le nec plus ultra de [ses] finances » et il le fait savoir au cardinal Dubois. Emmanuel Le Roy Ladurie évalue ses frais de déplacement à 800 000 livres, soit près d'un tiers de la fortune du duc.
En avril 1722, quand il rentre de son ambassade d'Espagne, Dubois est nommé Premier ministre. « Exclu [...] du Conseil de Régence, et dégoûté de voir le Régent entièrement livré au cardinal Dubois, Saint-Simon se retirait peu à peu ». En 1723, la mort du Régent le prive de son dernier ami et lui fait perdre tout accès au pouvoir. Il apprend de personnes « haut placées à la cour » qu'il y est maintenant persona non grata.
Il partage alors son temps entre son château de la Ferté-Vidame, où il mène une vie de gentilhomme campagnard, et son hôtel particulier à Paris, au no 218 du boulevard Saint-Germain puis rue du Cherche-Midi, enfin au 102 de la rue de Grenelle . Les vingt ou vingt-cinq lieues séparant La Ferté de Versailles et de Paris ne représentent guère qu'une journée en chaise de poste, et cette proximité relative lui permet d'apparaître chaque année deux ou trois fois à la cour, car Louis XV pouvait, comme Louis XIV, se trouver « le plus choqué que de ne voir plus les gens retirés, qui avaient un nom ou qui avaient été de sa cour, ou qui avaient été connus de lui ».
Saint-Simon cède sa pairie à son fils aîné en 1728, et ne peut donc plus siéger au Parlement. Il perd toute influence politique, se flatte cependant de voir « toutes les fois qu'il s'y présentait, le cardinal Fleury [successeur de Dubois] en particulier, qui lui parlait souvent d'affaires, parce qu'il savait bien que cela ne pouvait aller loin ni au-delà de ce qu'il voulait ». Il ressent pourtant comme une humiliation de n'avoir pas reçu de réponse après quatre ou cinq lettres : « je n'ai point encore éprouvé de Premier ministre dont je n'aie eu réponse sur le champ ».
« Avec ses amis et ses livres » qui l'entourent, il se consacre à la rédaction de traités historico-généalogiques, les Notes sur les duchés et pairies, « poussières d'histoire […] réduite en panneau et inachevée », qui préfigurent les Mémoires, en particulier par la Note sur la Maison de Saint-Simon : « Ces courtes notes […] se proposent […] uniquement de faire connaître les personnes et de curieuses miettes échappées ». Il rédige également des traités politiques et tient une correspondance avec les membres du gouvernement et de la cour.
Il lit le Journal de Dangeau, l'annote et, à partir de 1739, rassemble ses notes et s’attelle à la rédaction de ses Mémoires proprement dit. Il achève leur rédaction en 1749, les faisant s’arrêter à la mort du Régent, en 1723.
Il reçoit encore des visiteurs importants, dont le philosophe Montesquieu, qui trouve la conversation de Saint-Simon enchanteresse. Il s'intéresse à l'occultisme, comme en témoignent les nombreux ouvrages consacrés à ces thèmes, trouvés dans sa bibliothèque. Cet intérêt est répandu à cette période (1725 - 1730), pendant laquelle une inquiétude religieuse se répand dans la société.
Il est soucieux des conditions de vie de ses paysans, et s'intéresse à la mise en valeur de ses domaines, s'inscrivant en cela dans un mouvement général de ces seigneurs grands propriétaires terriens à cette époque. Il « va mener sur ses terres la vie féconde et utile d'un gentilhomme modernisateur, épris de mise en valeur de ses terres agricoles et soucieux du bien-être de « ses » paysans [...] jusqu'à devenir sur le tard maître de forges ».
L'intimité de la vie de famille de Saint-Simon reste à l'arrière-plan dans ses Mémoires.
Il est étonnamment discret sur ses enfants, qui n'apparaissent dans ses écrits que pour leur appartenance à la maison, ou pour des remarques sur leurs titres, lorsqu'il obtient pour l'aîné la Toison d'Or et pour le second la grandesse d'Espagne, leur naissance est à peine mentionnée. Dans la Note sur la maison de Saint-Simon, il ne considère probablement pas que ses fils Jacques-Louis et Armand soient « dignes d'être mis sur le chandelier », et ne mentionne que leurs titres. Ils sont encore plus petits que leur père, à tel point que l’on les surnomme les « bassets », et sont une des grandes peines de Saint-Simon. Il semble[réf. nécessaire] que ses fils, aussi peu reluisants intellectuellement que physiquement, n’ont pas même hérité de son honnêteté. Le duc a même cette remarque surprenante « je n'avais point de lettres de mon fils, parce que je les brûlais à mesure comme tous papiers inutiles ».
Sa fille Charlotte est née contrefaite, il l'a mariée au comte de Bossut, le mariage restera blanc et Charlotte sera toute sa vie à la charge de ses parents. Sa petite-fille Marie-Christine, dite « Mademoiselle de Ruffec », devient comtesse de Valentinois par son mariage avec Charles-Maurice de Monaco, membre de la maison de Grimaldi.
Il s'attache, pendant des années dans ses domaines, à utiliser ce qui lui reste de son influence en faveur de sa famille et de ses proches, car « notre grandeur ne consiste pas toute entière à n'élever que nous seuls, et que nous devons avoir une attention très grande au rehaussement de tout ce qui sort de nous »
La mort de son épouse probablement de la grippe, intervient le 21 janvier 1743. Il fait redécorer son appartement en son honneur, son cabinet de travail tendu de noir, son lit de gris (couleur de cendres), porte le deuil un an et interrompt la rédaction des Mémoires pendant six mois. Par testament, il ordonne ensuite que leurs deux cercueils soient scellés dans le caveau familial. Les morts successives de ses fils (Jacques-Louis en 1746, et Armand en 1754) le désolent encore, le laissant désemparé, sans descendance.
Les derniers mois de son existence n'ont laissé aucune trace ; il meurt en 1755 âgé de 80 ans, « après avoir survécu à tout et à soi ». Par sa densité pathétique, son testament olographe, en date du 26 juin 1754, est révélateur de son état d'esprit.
Il a ressenti douloureusement la vanité de ses efforts politiques, de ses rêves impérieux, de ses haines. « Le renoncement à l'espoir [...], l'échec de ses projets et de son existence même, malgré la survie et l'immortalité qu'il est en droit d'attendre de ses travaux [...] ne laissent pas de nous le rendre, malgré d'infinies distances, finalement fraternel ». Et c'est justement « de cette égalité d'âme, de cette suite d'un si grand soi-même non interrompue, qu'il se peut dire que cet homme a honoré l'homme et la nature humaine, en faisant voir avec un lustre toujours suivi jusqu'au bout, et toujours tiré de lui-même, tout ce dont elle peut être capable avec l'assistance de Dieu qu'il a toujours craint et servi. »
Pour Saint-Simon, l'ensemble de la société est hiérarchisé, « penser c'est classer, [...] il est un intégriste de la hiérarchie », chaque individu étant caractérisé par son rang et son mérite.
Pour le duc et pair, « la naissance précède l'existence » et il ne faut pas confondre « les gens nés pour commander avec ceux qui l'étaient pour leur obéir et fort souvent pour les servir ». Il s'élève par exemple contre l'instauration par Louvois du service militaire, dans les cadets, qu'il dénonce comme « un prétexte pour que les plus grands seigneurs soient confondus avec les soldats de fortune, et ce qui était encore pis, avec des gens de peu ».
Sous Louis XIV la noblesse de cour meurt encore souvent aux frontières, malgré une tendance à l'acculturation des nobles comme guerriers, sous l'influence de la civilisation des mœurs que décrit Norbert Elias. Saint-Simon accorde une valeur importante à la valeur militaire, qui contribue au mérite et à la hiérarchie, mais la naissance reste cependant pour lui « un mérite transcendant ». Il s'oppose ainsi aux prétentions du maréchal de Luxembourg lorsque celui-ci se crut assez fort, en raison de ses succès militaires, pour se porter du dix-huitième rang au deuxième rang des ducs et pairs, ce qui aurait fait reculer d'un rang Saint-Simon lui-même, du treizième au quatorzième rang.
Croix de l’Ordre du Saint-Esprit
Les symboles permettent aux rangs plus élevés de se distinguer des rangs inférieurs, la cour devient ainsi un cérémonial et un festival d'abstractions. « Saint-Simon - qui a le compas dans l’œil - tend à penser qu'un manque de respect pour les symboles peut entraîner des conséquences énormes » et relève toute dérive qui modifierait la hiérarchie parmi les ducs et pairs. Il combat surtout pour maintenir la place de cette catégorie au sein de la cour, contestée en dessous par la noblesse malgré « la disproportion de naissance », et, au-dessus, par l'« usurpation » par les bâtards de leur rang de princes du sang et de la pairie.
Le duc en veut surtout aux roturiers ou robins parvenus, particulièrement les secrétaires d'État, roturiers anoblis. Mais il peut être également sévère pour le manque de compétence de la noblesse de son temps, qu'il discernait autour de lui. Il est ainsi capable de mettre en opposition d'une part les mérites d'un roturier fils d'un charcutier de Bayonne mais titulaire de la Toison d'Or (« il aimait l'État et le bien pour le bien, qui est chose devenue bien rare ») et d'autre part un homme « de la meilleure maison » (« mais d'un mérite qui se serait borné aux jambons, s'il fut né d'un père qui en eût vendu»).
La distance entre le sommet de la cour et la masse roturière est considérable. Saint-Simon fait preuve à cet égard de différentes attitudes. Il peut adopter une attitude protectrice ou déplorer sincèrement la misère du peuple. Mais il affiche son mépris pour « la lie du peuple » lorsque des individus issus d'un bas niveau social occupent des emplois élevés, ou « se méconnaissent ». Une anecdote racontée par Saint-Simon est significative à cet égard, lorsque lui-même et le duc de Chevreuse rendent visite au duc de La Rochefoucauld : « quelle fut notre surprise, j'ajouterai notre honte, de trouver M. de La Rochefoucauld seul dans sa chambre jouant aux échecs avec un de ses laquais en livrée assis vis-à-vis de lui ! La parole en manqua à M. de Chevreuse et à moi. M. de La Rochefoucauld s'en aperçu et demeura confondu lui-même [...] il balbutia, il s'empêtra, il essaya des excuses de ce que nous voyions, il dit que ce laquais jouait très bien, et qu'aux échecs on jouait avec tout le monde [...]. Dès que nous fûmes dehors nous nous dîmes, M. de Chevreuse et moi, ce que nous pensions d'une rencontre si rare ».
La société étant hiérarchisée, Saint-Simon souhaite le retour à une situation antérieure mais idéalisée, d'une société d'ordres (et non pas de classes), où la hiérarchie sociale s'établit selon la dignité accordée à la fonction des individus.
Dans cette vision, au sommet de cette hiérarchie idéale se trouve le roi, puis la famille royale (les fils et petits-fils de France), puis les princes du sang, les ducs et pairs, enfin seulement viennent les trois états (clergé, noblesse et Tiers). Les grands seigneurs y ont alors le monopole du pouvoir, autour du roi, et commandent à la noblesse. Chaque ordre est organisé, les rangs sont numérotés et Saint-Simon occupe la treizième place parmi les ducs et pairs. Au sein des ordres des trois états, le classement doit être établi selon le mérite, et non pas par l'argent, et Saint-Simon proscrit également la vénalité et la transmission héréditaire des charges. Restaurer l'autorité des Grands sur la noblesse, permettrait de conférer les charges aux nobles méritants et d'en éliminer les roturiers.
Mais Louis XIV transgresse la hiérarchie naturelle : il a légitimé les bâtards, il les a ensuite faits pairs de France, et enfin leur a donné la préséance sur tous les autres pairs. Et le Roi poursuit également le changement entrepris par Mazarin, et met en place progressivement une société de classes, où la hiérarchie sociale dépend de la production de biens, matériels ou intellectuels. Le roi anoblit des artistes, des gens de lettres ou de professions libérales, et proclame même la dignité du grand commerce de terre et de mer. Alors Saint-Simon s'acharne sur la noblesse de fonctions : légistes, médecins, chirurgiens, peintres, architectes.
Or la fonction de duc et pair est depuis longtemps une fonction vide, et Saint-Simon n'a pas non plus obtenu de charges militaires ou gouvernementales qui l'intégreraient à la hiérarchie qui se met en place. Il souffre de son propre « néant », et il y a dans ce projet de réforme, et cette vision de la société qui lui correspond, beaucoup de rancune et de rancœur.
Dans ses Mémoires, Saint-Simon présente et commente longuement de nombreux exemples d'aristocrates se retirant de la vie curiale, des affaires et du siècle. Le renoncement vise à « mettre un pieux intervalle entre la vie et la mort », mais sans pour autant oublier que le ciel est hiérarchisé comme la terre.
Pour Saint-Simon, la tradition chrétienne de renoncement au monde s'incarne et s'illustre en la personne de Rancé, mondain converti, proche du duc, qui appelle l'abbé « ma boussole ». Il éprouve une séduction pour cette retraite, qui signifie pour lui non pas un retrait du monde mais une mise à distance mondaine pour peindre ce monde et discerner la vérité des apparences, ce qui est le projet des Mémoires.
Mais, dans l'esprit courtisan, tout retrait de la vie curiale implique une condamnation latente par le Roi, avec le soupçon d'incompatibilité, d'antagonisme, ou encore « de commerce d'intrigues et d'affaires », ou même de jansénisme. Se retirer, c'est donc perdre à la cour son statut social et mondain, et Saint-Simon tente par exemple de dissuader Beauvillier de quitter les affaires, en arguant que cela constituerait « un repos anticipé hors de place, de temps et de saison, une usurpation de retraite, un synonyme de prévarication ».
Les motifs du renoncement peuvent être multiples et complexes : « volonté royale, intrigues politiques, fatigue ou dégoût, âge ou rappel religieux, voire caprice inexplicable », mais Saint-Simon donne au renoncement un sens moral ou religieux. Le sublime de cette conduite correspond à des modèles antiques, et couronne une carrière bien remplie car l'expérience de la retraite sert de révélateur des âmes.
La théologie est, selon Saint-Simon, corrélée à l'anthropologie pour réfuter les théories égalitaires : « L'Écriture et les Pères m'apprennent qu'il y a une véritable gradation dans le ciel ». La hiérarchie terrestre est elle aussi d'origine divine, qu'elle prolonge, alors que Louis XIV « ne voulait de grandeur que par émanation de la sienne ».
À Versailles, le plus grand caractère du Roi est d'être « l'image de Dieu jusque dans la distinction des états par ordres et genres différents », où il maintient les gradations à l'image des gradations célestes. Le roi fonctionne comme une manière de saint en sa qualité d'oint du Seigneur, et Saint-Simon critique une dévalorisation par Louis XV de la cérémonie du couronnement et de la sacralité monarchique. Ainsi, « hiérarchiser, c'est sacraliser » et par exemple l'ordre du Saint-Esprit exalte à la fois la numérotation des hommes et le sacré.
Pourtant le roi n'a pas la capacité de modifier le caractère essentiel d'un homme, qui lui vient de la nature ou de Dieu par sa naissance. Le roi « ne peut faire les hommes ce qu'ils ne sont pas de naissance », il peut anoblir, mais ne crée pas de nobles, et surtout il ne peut faire que ses enfants illégitimes soient les héritiers de la Couronne : les bâtards « ne peuvent devenir faute d'être par eux-mêmes ».
Pour Saint-Simon, le caractère sacré de la hiérarchie sociale rend celle-ci incompatible avec l'impur.
Son obsession de la pureté concerne d'abord les « souillures symboliques et héréditaires du sang » que sont l'adultère et l'illégitimité. Dans ces domaines, l'impur salit aussi la descendance et même tous ceux qui le touchent, et « le bâtard Maine, le pro-bâtard Dubois et le pro-Dubois Noailles », qui sont aussi les trois « vilains fondamentaux » de Saint-Simon, en sont donc atteints, de proche en proche. Mais sa haine ne se limite pas aux bâtards royaux, elle atteint aussi tous les bâtards de l'aristocratie française et européenne.
L'impureté selon Saint-Simon peut être également d'origine sociologique. Elle s'attache alors aux « vilains », descendance anoblie de bourgeois ou de paysans, ou à des fonctions qui sont celles de la « lie du peuple » (femme de chambre, cuisinier...). L'homosexualité est également impure selon le duc, et la saleté excessive du duc de Vendôme (due à « un tabac démesuré ») s'ajoute à celles de ses mœurs et de son ascendance. Le mérite, particulièrement la valeur militaire, peut cependant venir compenser partiellement ces défauts.
La hiérarchie selon les ordres, à laquelle Saint-Simon rêve de revenir, consacrerait les valeurs supérieures de l'être. Saint-Simon admiratif évoque ainsi la figure de Fénelon « un homme de qualité qui n'avait rien » et qui « mourut sans devoir un sou et sans nul argent » : ce dénuement d'un grand seigneur dans les fastes de Versailles est l'indice d'un être pur.
Cette société d'ordres, idéalisée, s'oppose à une société de classes, hiérarchisée selon une échelle liée à la possession ou à la production de biens et d'argent, caractérisant la « vile bourgeoisie ». Ces valeurs bourgeoises sont récompensées dans la société de classe, que développe Louis XIV, après Mazarin, par la mise en place puis l'anoblissement de ministres roturiers. Mais le roi ne fait pas des nobles, il ne fait qu'anoblir, la noblesse est essentielle et Saint-Simon proscrit la vénalité des charges qui conforte ce règne de la bourgeoisie en substituant un classement par l'argent au classement par le mérite.
À Versailles les courtisans, éloignés de leurs domaines, n'ont plus d'autre activité économique que le jeu, omniprésent dans les Mémoires. Saint-Simon condamne le jeu non pas pour sa fonction de divertissement, profondément ancrée dans l'idéal aristocratique, mais « parce qu'il développe l'avarice qui paralyse l'exercice supérieur de l'être au profit des plaisirs mesquins de l'avoir ».
Saint-Simon ne joue pas, mais il se ruine dans sa fonction de duc, pour une ambassade à la cour d'Espagne, dans l'espoir d'obtenir une dignité pour ses fils. L'idéal de Saint-Simon en la matière, est de faire « belle, mais sage dépense ».
La cour n'a pas le pouvoir, mais c'est en son sein qu'on peut le mieux l'observer et influer pour son profit.
Selon Emmanuel Le Roy Ladurie, Saint-Simon contribue par ses observations à une « science politique » de l'Ancien Régime, où existaient de nombreuses coteries, factions, camarillas, sodalités, voire des partis véritables. À la cour, les cabales sont des constructions visant à obtenir pouvoir, prestige, argent, nominations : « former et diriger une puissante cabale [...] pour son intérêt propre, premier mobile, ou plutôt unique, de tous les grands mouvements des cours ». Le mémorialiste est en effet convaincu que l'intérêt est le mobile majeur des actions humaines: « l'intérêt, qui souvent est préféré à tout autre sentiment » et « le sort des choses publiques est presque toujours d'être gouvernées par des intérêts privés ».
L'étude des cabales est donc l'objet essentiel de l'histoire selon le mémorialiste, qui reproche au P. Daniel, qui a publié en 1723 une histoire de France, d'avoir négligé cet aspect au profit des batailles. Il fait le même reproche au Journal du marquis de Dangeau : « une gazette sans aucun raisonnement, en sorte qu'on n'y voit que les événements avec une date exacte, sans un mot de leur cause, encore d'aucune intrigue ni d'aucune sorte de mouvement de cour ». Il complétera et annotera ce Journal pour préparer ses Mémoires, lui qui est « au fait de l'intérieur et des diverses machines d'une cour ».
Lorsqu'il décrit les cabales à la cour, Saint-Simon reste dans sa vision hiérarchique et généalogique, à partir de la maison royale. Il identifie ainsi trois cabales constituées autour de Mme de Maintenon, de Monseigneur, fils de France et Dauphin, et du duc de Bourgogne, petit-fils de France. Il tente lui-même d'en monter une, visant à marier la fille du duc d'Orléans avec la petite-fille de Louis XIV, dans l'espoir d'en obtenir une amélioration de sa propre position.
Saint-Simon donne de ces cabales une vision « moléculaire », dans laquelle les individus, d'accord sur l'essentiel, sont reliés entre eux par des liens divers (amitié, parenté, intérêt...) et s'opposent par antagonisme aux participants des autres cabales. Il décrit le fonctionnement interne de ces groupes par des analogies avec les horloges et le billard : il s'agit de faire agir les personnages, de leur faire prendre les décisions que souhaite le « manipulateur » mais en leur faisant croire qu'ils le font de leur propre initiative et selon leur intérêt.
L'investigation, voire l'inquisition généalogique que pratique fréquemment Saint-Simon, œuvrent à une idéologie et à une croyance d'un univers de l'harmonie, « poésie de l'ordre ». L'origine est essentielle, et la généalogie est un récit de l'origine du nom, elle est capitale dans la définition d'un homme. Son idéologie pseudo-historique, à la mesure de ses refus et de ses obsessions, sa nostalgie d'une société ancienne idéalisée, reposant entièrement sur ses lignages, nient les mésalliances et le mélange des couches sociales, qui sont de toutes les époques.
Saint-Simon amplifie les préjugés nobiliaires et le moindre rapprochement marital tant soit peu « démocratique » est selon lui source de décadence. Pour que tout se soutienne, il faut « une justice réciproque, et cet état certain de chacun fondé sur la réalité effective de son état [qui] conservait alors les grandes maisons et les maisons considérables et anciennes, mais inférieures, et ainsi toutes par étages, dans leur splendeur entière ».
Une hiérarchie existe : princes, ducs, noblesse d'épée, robins, roture, elle est partagée par l'ensemble de la société pour apprécier l'hypergamie des mariages dissymétriques, mais Saint-Simon établit de plus une nette séparation entre « épée » et « robe ». Pour Saint-Simon comme pour ses pairs, l'écart de condition entre les époux risque surtout de les conduire à des catastrophes, car le sang noble possède une qualité supérieure et indélébile, et seul le lignage paternel permet d'assurer la transmission de cette qualité. Les mésalliances par hypergamie féminine menacent ces familles qui étaient jusque-là parvenues à conserver leur considération en se préservant de l'hypergamie, en particulier féminine.
La généalogie tient également une grande importance pour la revendication de son rang : revêtu de sa duché-pairie, il « se commémore magnifiquement drapé de sa dignité séculaire, grand attracteur de l'Histoire promis comme tel à l'immortalité. »
Louis de Saint-Simon marque un intérêt constant pour la généalogie tout au long de sa vie, par son éducation, ses écrits et ses lectures. Sa bibliothèque comporte de nombreux ouvrages généalogiques. À cette époque, la généalogie est une discipline majeure pour tout gentilhomme qui sait son monde, et ce goût correspond à un fait de société important dans l'aristocratie.
Un Dieu vengeur exerce une justice immanente, sur les peuples et sur les individus : l'Esprit-Saint a choisi de « voiler et de figurer les plus grandes choses sous des événements en apparence naturel, historiques » et il lui a plu « de se servir [de l'histoire] pour l'instruction de ses créatures et de son Église ».
Saint-Simon historien nomme constamment le bien et le mal, en particulier le mensonge et l'ignorance, causes de la décadence du Royaume et qui le mènent à sa perte. De la même manière, une mort plus ou moins sereine est le reflet d'une vie dissolue par le vice et la fausseté. L'histoire, ou la vie d'un homme, sont en elles-mêmes éloquentes. Il n'est donc pas nécessaire de moraliser, et Saint-Simon n'énonce pas les règles d'une morale universelle : il montre simplement les événements comme le résultat de l'enchaînement des causes et la conséquence des profils psychologiques. Léo Spitzer observe une traduction grammaticale de ce rattachement des faits historiques aux dispositions psychiques.
Le cardinal Dubois, l'un des « monstres », est « mort comme il avait vécu, d'une opération que ses débauches avaient rendue indispensable », et Saint-Simon souligne l'origine divine de cette mort honteuse : « mais enfin Dieu y a pourvu ». Le marquis de Maisons, de petite noblesse de robe, qui trahit post mortem la confiance du Roi (et qui eut, accessoirement, un contentieux avec le duc) paie cette conduite par une mort prématurée (« impie foudroyé »). Sa femme et son fils unique sont également frappés par le châtiment divin qui touche le marquis.
Saint-Simon consacre un traité à la comparaison des trois rois Henri IV, Louis XII et Louis XIV, de leur vie et de leur mort « différences infinies dans la mort des trois rois », celle-là expliquant celle-ci « ce sont des vérités qui tonnent d'elles-mêmes, et qu'il ne m'est pas permis de retenir ici captives ». Louis XIV, si personnel qu'il fit passer « le Roi avant l'État », mourut ainsi déserté par « l'infâme épouse, le factieux bâtard pour le nommer modérément, des deux cardinaux et du confesseur dès qu'ils n'eurent plus rien à tirer de ce roi mourant ».
Dans une perspective historique, c'est l’œuvre de Mazarin qui est à l'origine de la décadence du royaume, et produira sa perte.
Il ne nous reste qu'une partie des dizaines de milliers de pages que Saint-Simon a écrites, et de cette masse aucune page n'était destinée à être publiée de son vivant : un ensemble de notes, de mémoires, de lettres, d'annotations, d'écrits de circonstance, où « on est tenté de voir des idées qui attendent leur forme », et les Mémoires. L’œuvre de Saint-Simon fait partie de ce que Marc Fumaroli désigne comme une « littérature des gens d'esprit » qui a ses traits et ses genres propres. Elle appartient à cette littérature d'amateurs très doués, dont une caractéristique déroutante est la publication longtemps différée, et l'université a longtemps éprouvé des difficultés à la situer.
Témoin capital, Saint-Simon décrit les coulisses du pouvoir politique, révèle les intrigues et les ambitions de personnages historiques ou d'inconnus promis à l'oubli. Il fait part de ses réflexions, de son idéologie politique et de sa pensée historique. Il abonde en portraits, anecdotes, généalogies, chroniques, conversations, commentaires, qui se succèdent en un ensemble disparate. Les multiples facettes, la complexité de la personnalité de Saint-Simon apparaissent, « entre le souverain mépris de ce qui se passe (le « néant du monde », le « rien du tout ») et l'attachement passionné aux grandeurs temporelles ».
Mais Saint-Simon est « d'ensemble », et derrière ce disparate de la forme et cette complexité se trouvent une idéologie et une pensée très constantes, formée « d'antagonismes majeurs comme d'infinies variantes de cet unique topos : l'Usurpation éternelle » : c'est le point de vue moral qui donne son unité à l’œuvre . Après son « renoncement », seul avec lui-même et décidément supérieur à l'adversité, l'écriture console et transforme en destin sa fortune, ou son infortune, dans un rêve d'inaliénable grandeur.
Le style de Saint-Simon est certainement le reflet de l'éloquence telle qu'elle est conçue à la cour, où une culture de la parole s'est développée, aussi artiste et raffinée que la culture du chant. Il écrit dans un dialecte dru, celui de la conversation de cour, parlé dans son milieu des grandes familles aristocratiques Dans ses portraits, il évoque lui-même la parole de ses personnages par des traits tels qu'une éloquence douce, des tours charmants, une voix touchante, une expression particulière, par quoi « tout coulait de source, tout persuadait ».
Ce style garde cependant un naturel (« ce sont des choses qui coulent brusquement de ma plume ») dû aux racines que ces familles conservent « en province par leurs terres, dans le peuple par leur nombreuse domesticité, dans la tradition orale par leur mémoire généalogique ». Le dédain aristocratique du pédantisme (le duc et pair va jusqu'à parler, à propos de Louis XIV, du « Roi, sa vieille et son bâtard ») lui donne un discernement très sûr pour préférer « au français d'académie ou d'administration un français succulent et de vieille roche », au contraire de la prose châtiée de Voltaire ou de Fontenelle. Il revendique ce caractère plus rude : « je ne fus jamais un sujet académique ».
Le style de Saint-Simon se caractérise par la diversité, la liberté. La phrase parfois se gonfle dans une énumération, mais Saint-Simon est aussi un virtuose de l'ellipse, dans des textes où « il omet toute la graisse pour ne garder que le nerf et le muscle », ce qui produit des bonheurs d'expression. Pour exprimer que les courtisans ne plaisaient au Roi qu'à la condition d'affecter de s'anéantir devant lui, Saint-Simon trouve cette formule : l'unique voie de plaire au Roi était d'avoir « l'air de néant sinon par lui ». Proust souligne cet art de la concision, en citant 145 l'exemple du marquis de Maulévrier qui commet un manquement à l'étiquette, et le duc ajoute : sans savoir si ce fut « ignorance ou panneau ». La pratique de l'ellipse le conduit également à écrire des phrases nominales : l'établissement du testament de Louis XIV consacrant l'habilité des bâtards à la Couronne est ainsi résumé en une phrase : « La femme, le double ministre, les routes sacrilèges, nul contradicteur, secret profond, concert extrême. ».
En ses meilleurs moments, Saint-Simon dompte et bouscule une langue ployable, flexible, disponible, et sa prose conjugue la lucidité et le délire. Son style « fusant, incandescent, galvanique et touffu » atteste alors un « génie d'artiste » dans sa vision « percutante et térébrante, violente, effarante, frénétique, hallucinée »146. Comme le suggère Cioran à propos de Saint-Simon (et de Joseph de Maistre), son style est aussi la prérogative et comme le luxe de son échec : « furieux d'être contredits par les événements, ils se précipitent, dans leur désarroi, sur le verbe dont, à défaut d'une plus substantielle ressource, ils tirent vengeance et consolation [...] Vouloir disséquer leur prose, autant vaut analyser une tempête. »
Enfin, il est possible que la clandestinité du texte contestataire ait rejailli sur le texte, et inversement.
Pierre Hébert, Saint-Simon (vers 1853), Paris, palais du Louvre
Plaque commémorant la rédaction des Mémoires de Saint-Simon,
au no 17 de la rue du Cherche-Midi, à Paris 6e
Egger Ph.