Liliana Siorat revient en détail sur la perte de ses deux enfants prématurés
dans son livre «Cinq cœurs pour deux vies»
Odile Meylan/Tamedia
Cette succession de drames, la jeune femme la raconte sans détour dans un livre, «Cinq cœurs pour deux vies», publié début juillet*. Les diagnostics glaçants, le grand bal des médecins, les espoirs qui gonflent, puis dégonflent. Et enfin, les larmes. Un journal de bord retraçant le combat de toute une famille face à la cruauté arbitraire de la vie – elle qui choisit parfois de s’éteindre avant même de commencer.
Plus qu’une catharsis personnelle
Liliana Siorat nous accueille dans sa maison de Marsens, en Gruyère, un jour de grisaille. La pluie glisse le long des vitres. À l’intérieur, des rires d’enfant. Ce sont ceux de Lenny, remuant blondinet de 7 ans. Le grand frère des jumeaux disparus. Son regard pétillant figure sur la page de couverture du livre, où il pose dans les bras de sa maman.
Assise sur le canapé gris du salon, «Lili» nous explique d’une voix douce que son texte, démarré par quelques notes écrites en vrac sur son smartphone, n’est pas qu’une catharsis personnelle, mais une main tendue à toutes les familles qui traversent des tragédies semblables. «Ce livre ne parle pas seulement de la mort, mais aussi de ce qu’il reste.» Par rapport à toute la littérature déjà existante sur le deuil périnatal, «Cinq cœurs pour deux vies» intègre «la place et la douleur souvent occultée du père».
«Cinq cœurs pour deux vies», Hello Editions, 2025
Quand notre photographe sort son appareil, Liliana demande si elle a «le droit de sourire». Ne pas laisser ces drames la condamner à la dépression et au laisser-aller, quitte à bafouer la «cohérence» psychologique si chère aux regards des autres. «Même quand on traverse le pire, on ne devrait pas s’interdire de se maquiller, de partir en voyage, de rechercher les petits plaisirs qui nous font avancer.» Loin d’une fuite artificielle, un nécessaire élan de vitalité que la société «a encore de la peine à accepter».
Un transfert «chaotique»
La trentenaire, née à Lyon d’une mère bulgare et d’un père français, a débarqué en Suisse en 2015. Deux ans après la naissance de Lenny, une première tentative d’agrandissement de la famille se termine dans les larmes. «Une tumeur s’est développée à la place du fœtus», soupire Liliana. Un cas rare de grossesse môlaire.
Quelques mois après cette désillusion, elle tombe enceinte à nouveau. Dans son ventre, deux poches distinctes. L’espoir renaît. Mais la grossesse se complique au bout du cinquième mois. Liliana est transférée de l’hôpital de Fribourg au Service de néonatologie du CHUV, à Lausanne.
C’est là que l’histoire prend un tournant juridique. «Ce transfert a été chaotique et mal organisé. L’hôpital de Fribourg a appelé une fourgonnette destinée aux personnes handicapées, alors que je devais impérativement rester allongée. Je me suis retrouvée attachée avec trois sangles de sécurité sur un lit de camping, comme un sac de patates. En quinze ans de carrière, le chauffeur n’avait jamais transporté de femme enceinte!»
Combat juridique perdu
Quelques jours après ce transport délicat, les équipes du CHUV se rendent comptent que la poche amniotique de Liliana est fissurée. Les jumeaux doivent être sortis en catastrophe du ventre de leur maman. Le petit garçon, baptisé Léone, s’éteint trois jours plus tard des suites d’une hémorragie cérébrale. Sa sœur, Gaïa, grandit pendant quelques semaines, commence même à ouvrir les yeux, avant de devoir être débranchée à son tour.
Malgré une opération réussie et «inédite en Europe sur un si petit bébé de moins de 1 kilo», son cerveau a été lourdement endommagé par une hydrocéphalie. La voix de Liliana tremble d’émotion: «Gaïa n’aurait jamais pu développer une conscience ou parler avec sa famille.» À la place de feuilleter un catalogue de berceaux, «on se retrouve à devoir choisir des cercueils». Son mari, Jérémy, lui glisse quelques mots réconfortants.
Convaincu que le transfert brouillon entre Lausanne et Fribourg a un lien avec la perte de ses jumeaux, le couple a engagé – et perdu – une action en justice contre l’hôpital de Fribourg. «L’établissement a reconnu à demi-mot que le transport était inadapté, mais a laissé entendre que nos enfants étaient condamnés dans tous les cas.» Une froideur que Liliana juge «indigne du système de santé suisse».
Trois enterrements en six mois
Assister au décès de la petite Gaïa a été à la fois «très beau et très dur». «C’était le seul moment où on a pu la voir sans machine, habillée comme un vrai bébé.» Le recueillement est de courte durée. En plein enterrement de sa fille, la main de Liliana se met à gonfler dangereusement: une infection lymphatique. «J’ai essayé de tenir le plus longtemps possible, mais il a fallu se rendre à l’évidence: ma place était aux urgences.» L’amputation est évitée in extremis. Si l’infection s’était propagée, elle aurait pu entraîner des complications «potentiellement mortelles».
Sortie de l’hôpital, Liliana emmène sa famille – parents inclus – dans un grand road trip européen de plusieurs semaines. À peine revenus de cette parenthèse enchantée, la malédiction continue: son père décède, lui aussi, d’une hémorragie cérébrale, à Lyon, «dans les mêmes machines que nos deux enfants décédés». C’est le troisième enterrement en moins de six mois.
Liliana Siorat entourée de son mari, Jérémy, son fils, Lenny, et la petite dernière, Victoria.
Odile Meylan/Tamedia
Dans le salon de Marsens, de nombreuses photos immortalisent le sourire du papa disparu. Des poèmes écrits de la main du «grand littéraire de la famille» se nichent dans les pages du livre. «Il a toujours été très doué avec les mots, contrairement à moi qui n’ai pas fait mieux que 5 sur 20 au bac de français», confie Liliana en rigolant. Commerciale de métier, la jeune femme se sentait d’ailleurs incapable d’écrire un livre. Avant de se découvrir une plume agile.
Des séquelles, mais une famille «heureuse»
Et ensuite? La Fribourgeoise d’adoption aurait pu tourner le dos à la maternité, par peur de revivre les mêmes traumatismes. «Mais l’envie de donner à nouveau la vie était plus forte que tout.» Nouvelle grossesse… et nouvelle surprise. Sur l’écran de l’échographie, quatre taches blanches. «Ma gynécologue s’est décomposée. Avec mes antécédents, impossible d’accoucher de quadruplés. Elle m’a dit qu’il fallait en retirer.»
Comme pour épargner cet impossible choix à leur maman, deux embryons s’en vont d’eux-mêmes, l’un après l’autre. Le troisième s’éteint un peu plus tard, mais restera dans l’utérus jusqu’à la fin de la grossesse. Un seul des quatre survivra. Victoria: le cinquième des cœurs qui a battu dans le ventre de sa maman, pour deux vies arrivées sur Terre.
Voilà justement la fillette qui revient de la crèche, dans un adorable gazouillis. Elle a une année aujourd’hui. «Toutes ces épreuves ont marqué la famille au fer rouge, mais nous sommes très heureux aujourd’hui. Les petites choses toutes bêtes de la vie ont encore davantage de saveur. Il y a quelques années, on était bloqués dans nos égoïsmes. Aujourd’hui, on a appris à se tourner vers les autres. On vit tout plus intensément.»
Thibault Nieuwe Weme