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dimanche 3 juin 2012

Le sport, tyran moderne

La société occidentale serait-elle obsédée par le culte de la performance? Analyse de l’emprise de l’idéal athlétique.

Euro 2012 de football, Jeux olympiques de Londres: les écrans géants ont envahi l’espace public, les bars sont pleins de supporters et les médias autant que les quidams n’ont plus qu’un sujet à la bouche: le sport. «L’activité sportive a joué un rôle important à différentes époques, mais jamais ce phénomène n’avait connu une telle ampleur, constate Fabien Ohl, directeur de l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne. Aujourd’hui, un simple fait sportif peut devenir une affaire d’Etat. Récemment, un sketch humoristique des «Guignols de l’info» (une émission satirique de Canal+, ndlr) qui sous-entendait que les performances de Rafael Nadal étaient liées au dopage a conduit à une crise diplomatique entre la France et l’Espagne!»

Comment en est-on arrivé là? «Le sport moderne est né du journalisme, répond Christophe Jaccoud, professeur de sociologie du sport à l’Université de Neuchâtel. Le maillot jaune du Tour de France doit sa couleur à celle des pages du journal «L’Auto» qui organisait la course, et le maillot rose du Tour d’Italie à celle du journal «La Gazzeta dello Sport». La presse a créé le sport moderne afin de vendre du papier. Associée à la mondialisation, cette large médiatisation a transformé la pratique sportive en un spectacle qui s’est propagé à l’ensemble de la planète. Aujourd’hui, le sport est littéralement sorti des stades pour investir tous les pans de la société. Il y occupe désormais une place centrale.»

Mais cette médiatisation croissante des exploits sportifs n’explique pas tout. «Dans les années 1960, les athlètes étaient déjà adulés pour leurs exploits, mais en dehors de cela ils étaient un peu considérés comme de gentils idiots à l’image de Marcel Cerdan ou de Raymond Poulidor, rappelle Christophe Jaccoud. Ce n’est finalement qu’à partir des années 1970 que le sportif devient un modèle d’excellence.»

La performance comme idéal


A cette époque, la société connaît un changement socioculturel et économique qui conduit au rapprochement de deux mondes: celui du sport et de l’entreprise. «Les compagnies sont passées d’un modèle capitaliste qui visait la productivité (fordisme) à un modèle plus souple axé sur la performance (toyotisme), poursuit le sociologue. Sport et entreprise se sont ainsi réunis autour de cette notion commune de performance, marquée par une individualisation croissante de la société, une injonction à l’excellence et une mise en concurrence accrue des personnes.»

Cette réunion a conduit à une modification aussi bien des entreprises que des athlètes. «Nous sommes passés du patron Louis de Funès, bourgeois et colérique, au chef d’entreprise sportif à l’image de Bernard Tapie, Robert-Louis Dreyfus ou Richard Branson qui ont soit investi dans le sport financièrement, soit réalisé eux-mêmes des exploits physiques.» De leur côté, les athlètes sont devenus des modèles d’excellence, invités à donner leur avis sur tout, admirés autant pour leurs prestations sportives que pour le reste de leur vie.

«Aujourd’hui, l’ensemble de la société cherche à ressembler au sport, aussi bien en ce qui concerne l’apparence vestimentaire que dans la recherche de la performance. Après tout, la meilleure façon d’épouser un top-modèle est d’être footballeur», sourit Christophe Jaccoud. Michel Platini est l’un des premiers sportifs à avoir acquis ce statut de modèle de société à travers son invitation à l’émission culturelle «Apostrophes», sa participation à des campagnes antidopage, et finalement sa nomination au poste de président de l’UEFA (Union des associations européennes de football).

En parallèle, les années 1970-1980 ont vu la mise en place de politiques néolibérales couplées à un effritement des régimes de sécurité sociale. «De nouvelles questions sont ainsi apparues, note Christophe Jaccoud. Faut-il soigner gratuitement un obèse? Combien coûtez-vous à la société?» Dans ce contexte, un hygiénisme massif s’est propagé pour vanter les mérites du sport en matière de santé. Résultat: «Aujourd’hui, une personne qui ne fait pas de sport est en décalage avec la société, constate Fabien Ohl. Le sport intensif représente pourtant des risques et des coûts en matière de santé publique en raison des accidents. Il peut également être un lieu d’initiation aux beuveries et à la consommation de drogues. Mais ça, on l’entend peu. Il existe un véritable manque de volonté critique vis-à-vis du sport.»

Pire: plutôt que de critiquer, la société cherche à s’accaparer l’image positive véhiculée par la pratique physique, à l’image de Nicolas Sarkozy s’affichant en plein effort lors de la campagne présidentielle française. «Jusque dans les années 1960, le sport était soit un plaisir, soit un métier, rappelle Christophe Jaccoud. Les campagnes hygiénistes ou «santéistes» véhiculant l’idée que le sport va sauver l’humanité ne remontent qu’aux années 1970. A cette époque, il existait des courants médicaux délirants prétendant que pour être en bonne santé, il fallait courir un marathon par jour. En fait, il n’existe aucune preuve que la pratique sportive permette de vivre plus longtemps. Et aujourd’hui, on revient à des choses plus raisonnables en préconisant 30 minutes de marche par jour plutôt que la pratique intensive d’un sport.»

Sport de riches, sport de pauvres


En Suisse, 80% de la population pratique une activité physique de manière régulière ou occasionnelle, mais ces chiffres cachent une réelle disparité. Les femmes migrantes, par exemple, font très peu d’exercices physiques et les hommes des classes populaires cessent à l’âge adulte. «Avoir une bonne forme est capital, car le marché des apparences est devenu tyrannique, regrette Christophe Jaccoud. Si vous n’êtes pas mince, les statistiques montrent que vous n’obtiendrez pas de fonctions importantes dans votre entreprise. Ainsi, les patrons des quarante entreprises françaises les plus importantes (CAC 40) sont tous minces. Mais il faut se demander à qui profitent ces normes.» Sans surprise, la pratique du sport à l’âge adulte est indexée au niveau d’étude: les classes supérieures ont une pratique physique régulière alors que les classes populaires consomment énormément de sport dans les stades, à la télévision ainsi que dans les magasins d’habits.

Pour Fabien Ohl, le sentiment d’un effritement des repères est également une raison de la montée en puissance de la compétition sportive dans notre société: «La mondialisation a changé les repères culturels. Par exemple, être Suisse ne se traduit plus par une alimentation, des vêtements ou une pratique culturelle bien identifiables. En apparence, le monde s’est globalement uniformisé. Dans ce contexte, le sport est utilisé pour réaffirmer son appartenance. Une victoire de Roger Federer, donne à beaucoup de Suisses l’impression d’appartenir à une même nation. Lorsque l’équipe de France de football refuse de s’entraîner lors de la Coupe du monde en Afrique du Sud, c’est tous les Français qui se sentent engagés symboliquement. Il y a à ce niveau un certain paradoxe: le sport, pratique globalisée, sert à réaffirmer une appartenance qui véhicule parfois une culture nationaliste très loin des valeurs humanistes affichées, notamment aux Jeux olympiques.»

Le sport a-t-il remplacé la religion au XXIe siècle avec ses stades-cathédrales? «La religion, comme la compétition, peuvent être utilisés pour faire face à la menace réelle ou imaginaire de l’étranger, estime Fabien Ohl. C’est une dérive inquiétante qui vire parfois à la haine de l’autre. Il faudrait s’affranchir de cette obsession de l’identité.»

Bertrand Beauté