Le Front national est donc le premier parti de France. Ni une ni deux, ce sont peut-être trois, ou quatre, ou cinq, ou même six régions qui tomberont dimanche prochain dans l’escarcelle de la formation que préside Marine Le Pen.
Le parti dit des « Républicains », pour sa part, ou plus exactement le regroupement de feu l’UMP, de l’UDI et du Modem, a vu le tsunami bleu qu’il espérait se réduire d’heure en heure aux dimensions d’une grande marée, puis d’un mascaret, puis d’une grosse vague, puis d’une vaguelette. Du grand chelem escompté ne reste plus que la probabilité d’emporter quatre régions.
Les socialistes détenaient vingt-et-une régions sur vingt-deux. Par le miracle de la réforme territoriale – l’arithmétique politique est à l’arithmétique ce qu’est la musique militaire à la musique – ils peuvent, avec l’appoint des restes de la gauche, en conserver trois, donc n’en perdre que neuf.
Deux partis et deux hommes sont les grands perdants de cette affaire.
Consécutif aux événements dramatiques que l’on sait, le regain de popularité dont bénéficie François Hollande, s’il a probablement limité les dégâts pour le PS, n’a pas préservé celui-ci d’une nouvelle et accablante défaite. Au début du quinquennat en cours, les socialistes contrôlaient la majorité des grandes villes, des départements, la quasi-totalité des grandes villes de France et le Sénat. Feuille à feuille, quatre élections successives ont dépouillé de ses attraits le bel artichaut rose. De toutes leurs splendeurs ne leur restent que leur majorité à l’Assemblée et leur président, tous deux soumis à renouvellement, et sans doute promis à une dernière déroute d’ici seize mois. Dans ces conditions, quelle autorité et quelle crédibilité peut bien conserver le furieux qui occupe encore les fonctions de Premier ministre ?
Encore Manuel Valls peut-il se targuer d’être moins contesté que l’ancien chef de l’État qui préside nominalement aux destinées des « Républicains ». Nicolas Sarkozy avait écrit et publié le scénario de Retour du cap Nègre, le film à grand spectacle et happy end qui se terminait par sa rentrée triomphale à l’Elysée. D’abord remettre la main sur la vieille UMP, puis ravaler sa façade délabrée, puis réaliser l’union de la droite et du centre, puis gagner les régionales, puis remporter la primaire, puis… Le beau rêve vient de se fracasser sur les écueils de la réalité. Les vieux rivaux de M. Sarkozy et les jeunes concurrents à sa succession ont montré les dents lors de la réunion de leur bureau politique. La meute n’attend que le second tour pour passer à la curée.
Dans leur désarroi, les socialistes ont commis la faute qu’ils devaient éviter mais qu’ils ne pouvaient pas ne pas commettre. Dès lors qu’à les en croire, une victoire électorale du Front national, parti pourtant parfaitement légal et qui n’a jamais envisagé de passer par une autre voie que celle des urnes, mettrait la République en danger, ils ont ressorti des placards où elle prenait la poussière depuis des décennies, sous le nom de « barrage républicain » l’antique formule de la Troisième Force qui fut un temps en vogue sous la IVe.
Lourde erreur : les esprits en France ne sont nullement préparés à plébisciter une « grande coalition » à l’allemande, au demeurant incompatible avec la logique de l’élection présidentielle. L’opinion y verrait plutôt qu’un glorieux Front républicain la constitution d’un syndicat des sortants prêts à tout pour sauver leurs places et leurs prébendes, et la concrétisation de l’UMPS préventivement dénoncée depuis des années par le Front national.
Improvisée dans la panique, la manœuvre a d’ores et déjà partiellement échoué, d’abord parce que M. Sarkozy n’est pas tombé dans le piège et que, s’il s’apprête à empocher le joli cadeau qu’on lui propose, il n’est nullement disposé à y répondre par une quelconque contrepartie, ensuite parce que les premières réactions des électeurs de gauche supposés sauver la mise aux candidats de la droite en péril, très largement négatives, donnent à penser que le report se fera mal ou ne se fera pas. Enfin, l’initiative de M. Valls et la mobilisation générale des journaux comme il faut relèvent une fois de plus de la tactique utilisée depuis quarante années contre le Front national, avec le brillant succès que l’on a pu constater.
Au lieu de s’interroger sur les raisons qui expliquent l’irrésistible ascension de Marine le Pen et de chercher à corriger, s’il en est temps, les fautes commises, les adversaires du Front n’ont rien imaginé de mieux que de crier « Au feu ! Au secours ! A l’assassin ! » Tour à tour traités de « cons » ou de « salauds », les millions de Français acquis au vote frontiste ou tentés par celui-ci sont mis en garde contre la démarche en effet effrayante qui consiste à glisser diaboliquement un bulletin dans une enveloppe. Est-ce le Front, est-ce la démocratie qui met la France en danger ? « Attention ! électeurs méchants » ? Les héroïques défenseurs de la République n’ont pas trouvé mieux ? On jugera de leur efficacité aux résultats. Rendez-vous dimanche 13…
Dominique Jamet